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— Non. Je crois qu’il vaut mieux ne pas agir ainsi. Je suis supposé ne pas connaître les membres de cette organisation. Si tu m’en apprends beaucoup sur eux maintenant, j’ai peur de me trahir quand je les rencontrerai.

— Je ne suis pas du tout d’accord ! Mieux les connaître vous permettrait d’adapter votre discours, de leur dire ce qu’il veulent entendre pour qu’ils vous acceptent parmi eux.

— Ma rencontre avec eux sera un moment difficile. Sous l’effet de la tension, je risquerais de faire allusion à un élément indiqué dans un rapport de police...

— Vous ferez attention à éviter ce genre de maladresses ! Et si jamais cela se produisait, vous pourriez toujours dire que c’est Charles de Varencourt qui vous a parlé d’eux...

— Non. C’est contraire à leurs règles et il ne faut pas les prendre pour des benêts ! La Révolution a voulu donner des aristocrates l’image d’imbéciles incapables et dégénérés. Ne sous-estimons pas nos ennemis. Non, mon choix est fait. Ma stratégie sera la suivante : me rapprocher le plus possible de mon personnage. Le chevalier Quentin de Langés ne les connaît quasiment pas. Il en ira donc de même pour le major Margont. Tu ne me parleras d’eux qu’après que je les aurai rencontrés une première fois. Cela te laisse le temps de compléter le plus possible les rapports de police. Après, lors de mes autres réunions avec eux, si jamais j’évoque un élément que j’étais supposé ignorer, là, je pourrai dire que je me suis renseigné sur eux après mon admission dans le groupe. C’est exactement ce que ferait le chevalier de Langés...

— Bon... Je comprends votre point de vue. C’est vous qui décidez puisque c’est vous, Quentin de Langés...

La rue du Pique avait piètre allure. Pire que la saleté, l’odeur ! Les émanations des tanneries, mégisseries et teintureries s’y mariaient aux effluves des monceaux d’ordures... Le bâtiment du numéro 9 était si vétusté qu’il semblait devoir s’écrouler sous peu. Il avait été transformé en auberge. Margont se présenta au propriétaire sous le nom de M. Langés et obtint de lui la clé des combles.

Il étudia les documents que lui avait remis Joseph. Pour mieux mémoriser les événements de son existence, il les imaginait se déroulant sous ses yeux. Quand il fut capable de se réciter la vie de ce Quentin de Langés, il brûla ce qui était compromettant et se débarrassa des cendres.

Les lieux avaient été aménagés avant son arrivée afin de cadrer avec son personnage. Mais il prit soin de les adapter à sa manière, pour qu’ils correspondent mieux à sa personnalité. Il chassa les cafards qui filaient sous le plancher à l’approche de sa chandelle, parcourut les livres et en annota quelques-uns, héla par la fenêtre un porteur d’eau qui lui monta un seau rempli dans la Seine... Il serra les dents en ouvrant sa malle. Tous les vêtements étaient flambant neufs ! Il décida de les jeter et de passer chez un fripier dès le lendemain. Il achèterait également une Bible. Il réfléchissait, s’agitait... Mais, au fond de lui, il se sentait pareil à un furet qui va être lâché dans un terrier empli de renards et qui est censé se faire passer pour l’un d’eux.

CHAPITRE VIII

Au bout de trois jours à peine, Margont n’était déjà plus tout à fait lui-même. Craignant d’être observé et voulant parfaire son personnage de royaliste, il passait son temps à jouer son rôle, si bien que, peu à peu, ses repères se brouillaient.

Il se rendait à « son » imprimerie, Le Liseron (autrefois Le Lis, mais que l’on avait rebaptisée en catastrophe de ce nom ridicule durant la Révolution), juste à côté du jardin des Plantes. Ah oui, vraiment, Joseph et Talleyrand avaient bien fait les choses. Au-dessus de la modeste porte, une enseigne métallique représentant un journal signalait l’activité des lieux. On descendait quelques marches pour aboutir dans une grande pièce encombrée par une classique presse à jumelles de bois, une presse à un coup de Didot et Anisson, une presse à cylindre de Nicholson – le nec plus ultra, un rêve ! ― et diverses épaves sur lesquelles on prélevait ce qui pouvait servir à entretenir celles qui fonctionnaient.

Le gérant, Mathurin Jelent, était le seul à connaître la vérité au sujet de Margont. Depuis quelques années déjà, il surveillait en secret cette imprimerie pour le compte de l’Empire, dénonçant les clients qui demandaient la réalisation de documents illicites : pamphlets contre le gouvernement, gazettes qui n’étaient pas dûment autorisées, proclamations n’émanant pas des sources officielles... Il permettait également d’assurer la liaison entre Joseph et Margont, afin que ce dernier ne dépende pas uniquement de Lefine et de Natai. Puisque le véritable propriétaire résidait à Lyon et ne venait jamais, se contentant de dissoudre les bénéfices dans ses verres de vin, Jelent avait fait passer Margont pour un nouvel associé. Celui-ci avait annoncé aux employés – deux « ouvriers de la casse » ou compositeurs et deux « ouvriers de la presse » ou imprimeurs – qu’il se déplaçait en personne parce que la situation était propice à une augmentation des gains.

Margont aidait à composer les pages, manipulant les caractères et se couvrant les doigts d’encre. Il se familiarisait avec les procédés d’impression : choisir le papier et la typographie, composer en piochant les caractères dans les casiers des casses, encrer les formes, placer la feuille vierge entre la frisquette et le tympan, replier et disposer le tout sous la platine de la presse, tirer sur le barreau pour actionner la vis...

Il avait l’impression d’être une matriochka, l’une de ces poupées gigognes qu’il avait vues à Moscou. La plus grande était à l’effigie de M. de Langés, associé venu accroître ses bénéfices. À l’intérieur se trouvait celle du royaliste qui se préparait secrètement à réaliser des affiches appelant les Parisiens à la sédition. Et la troisième, la seule authentique, mais aussi la plus cachée, était celle de Quentin Margont.

Néanmoins, il prenait un plaisir évident à imprimer. Il réalisait des invitations, le nouveau menu du restaurant de Beauvilliers, situé sous les arcades du Palais-Royal, ou des proclamations émanant du gouvernement impérial. Il s’imaginait en train de travailler sur ce journal qu’il voulait lancer depuis des années. Telles les pierres d’un mur branlant, les lettres tombaient des mots « tourte d’anguille », « turbot farci de rose » (car la mode était aux nouvelles recettes et aux saveurs inhabituelles) ou « haricots verts à Yangloise » pour édifier avec une vigueur nouvelle les titres « Où est passée la Liberté ? », « Une guerre finit-elle un jour ? »... Les mots dansaient autour de lui et les caractères en plomb se réagençaient dans son esprit pour imprimer ses rêves.

Dans les rues, il prenait soin de semer d’éventuels espions. Il se forçait à regarder avec mépris les militaires, la colonne de la Grande Armée place Vendôme ou l’Arc de Triomphe, déjà impressionnant alors qu’il n’était pas à mi-parcours des cinquante mètres de hauteur prévus. Il grinçait des dents quand il empruntait la rue Saint-Honoré, détournant la tête pour ne pas voir l’église Saint-Roch sur les marches de laquelle, en 1795, des émeutiers royalistes avaient été hachés par la mitraille d’un canon amené là sur l’ordre d’un certain général Bonaparte. Il s’entraînait à bannir de ses pensées le nom de « Napoléon » pour le remplacer par « Bonaparte », « le tyran », « l’ogre », « le parvenu », « l’usurpateur »...

Or à se comporter en étant le contraire de soi-même, on finit par se perdre. Il s’étonnait de voir à quel point une attitude de surface pouvait déteindre sur l’esprit. À sans cesse agir comme un royaliste, il en venait à se demander si le retour de la monarchie n’aboutirait pas à quelques effets positifs : la fin de toutes ces guerres, la possibilité de quitter enfin l’armée pour ceux qui souhaitaient une autre vie... Cette opinion était vraiment le comble du comble pour un républicain tel que lui ! Comment pouvait-il envisager l’hypothèse d’abandonner les idéaux de la Révolution ? Il était pareil à un acteur qui, jouant chaque soir un rôle avec succès, se fait progressivement dévorer par celui-ci.