Ses retrouvailles quotidiennes avec Lefine n’en étaient que plus précieuses, lien ténu qui le rattachait à la réalité.
Enfin, un soir, on frappa à sa porte. C’était Charles de Varencourt. Visage bien pâle, traits tirés, il avait perdu de sa superbe.
— Ils m’envoient vous chercher. Vous n’avez pas changé d’avis ? demanda-t-il.
— Pas du tout.
— Ce qui m’ennuie, c’est qu’en misant votre vie, vous misez aussi la mienne !
Margont ne répondit pas. Sa décision était irrévocable. Joseph et Talleyrand avaient raison sur ce point : il fallait qu’il rencontre lui-même ces royalistes. Varencourt haussa les épaules. Tandis que Margont luttait pour maîtriser sa peur, lui prenait finalement la situation avec une résignation fataliste.
— Ils nous attendent... conclut-il.
Tandis qu’ils marchaient dans les rues plongées dans la nuit, Margont eut une fois de plus l’impression de n’être qu’un pion sur un vaste échiquier. Un pion qui se lançait dans un mouvement bien hardi...
CHAPITRE IX
Ils gagnèrent le coeur du quartier Saint-Marcel. Varencourt marchait rapidement, obligeant Margont à s’aligner sur son pas, lui saisissait régulièrement le bras pour lui faire prendre une ruelle latérale avant de bifurquer une nouvelle fois. Margont était perdu, mais n’osait pas poser de questions. Une porte s’ouvrit sur leur droite et ils s’engouffrèrent dans une maison. Il n’y avait pas de lumière et Margont eut l’impression d’être avalé par la gueule enténébrée d’un Léviathan. Sa silhouette, en revanche, s’était détachée dans l’encadrement de la porte, éclairée à contre-jour par une lampe à huile. Quelqu’un bondit sur lui par derrière et lui plaça un couteau sous la gorge. De la main gauche, son agresseur lui saisit le poignet droit pour l’empêcher de tenter de se dégager ou de saisir une arme. La porte fut refermée.
— Vous êtes un espion, monsieur, dit quelqu’un devant lui.
La peur rongeait Margont, qui attendait vainement qu’une chandelle soit allumée.
— Notre ami M. de Varencourt nous a parlé de vous, mais, en vérité, il l’a reconnu lui-même, il ne vous connaît quasiment pas, reprit l’inconnu. Nous allons donc vous poser quelques questions. En fonction de vos réponses, nous verrons si nous vous laissons la vie sauve...
Cette voix grave était celle d’un homme habitué à commander. Intonations, rythme, phrasé : elle s’imposait à vous, vous déstabilisait, vous laissait entendre qu’elle débusquerait vos mensonges. Les mots qu’elle prononçait vous perçaient de part en part.
— Je n’y vois rien... balbutia Margont.
— Tu y verras encore moins bien quand je t’aurai coupé la gorge, lui murmura celui qui le maîtrisait.
— Vous dites que vous possédez une imprimerie...
— C’est la vérité !
— C’est justement cela le problème, c’est que c’est la vérité. Le Tyran est malin, il tient bien en main tout ce qui se publie. Vous prétendez être des nôtres et vous avez accès à une imprimerie ? Ces lieux sont surveillés par la direction de l’imprimerie et de la librairie, mais aussi par la préfecture de police. Certains policiers s’occupent même exclusivement des imprimeries, des livres et des journaux ! Et vous, vous les bernez tous ? Absurde ! Nous vous avons fait suivre. J’avoue que ce fut difficile. Vous avez effectivement vos entrées dans une imprimerie, Le Liseron, ce qui prouve que vous bénéficiez de l’aide de la police...
Margont se demanda si Charles de Varencourt l’avait vendu. Mais il était trop tard pour s’interroger à ce sujet. Il ne pouvait plus reculer, il devait se lancer dans l’interprétation de son rôle. Avec brio !
— Si Napoléon prend tant de...
— Bonaparte ! Le sacre de 1804 n’a aucune légitimité ! Napoléon n’existe pas !
— Soit... Si Bonaparte prend tant de soin à se protéger du côté des écrits, cela signifie que c’est son point faible. C’est donc justement là qu’il faut frapper ! C’est un ami duelliste qui m’a enseigné cette façon de combattre...
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne mets pas en doute le talent militaire de Bonaparte. Il sera difficile de le vaincre sur le champ de bataille. Sauf s’il n’a plus d’armée ! Il faut convaincre les Français de l’abandonner.
— Intéressant. Mais vous ne répondez pas à ma question.
L’obscurité était si profonde que l’on ne distinguait même pas les silhouettes. Impossible pour Margont d’ajuster son discours aux expressions du visage, à l’attitude de ses interlocuteurs. Il devait se fier à cette voix aux intonations ironiques, trop sûre d’elle, arrogante, dominatrice. Il était au bord d’une falaise ; on allait le précipiter dans le vide. Mais, chez lui, l’instinct de survie avait toujours été exacerbé. Même avec une lame placée sur la gorge, il s’obstinait à faire face.
— Pendant quelques années, j’ai servi dans la Grande Armée. Bien d’autres gentilshommes l’ont fait ! À la suite d’une blessure, j’ai dû retourner à la vie civile. J’ai alors effectué maintes démarches pour obtenir l’autorisation d’acquérir une imprimerie. Comme je m’étais illustré durant la campagne de Russie, plusieurs officiers ont témoigné en ma faveur. Ma ténacité face à l’administration, ces éloges et quelques pattes graissées m’ont permis d’obtenir enfin ce que je voulais. Oh, il y a certainement un ou deux employés qui me surveillent pour le compte de la police. Mais, peu à peu, leur méfiance s’est assoupie. ... Cela fait si longtemps que je me tiens tranquille... La police a fini par mettre mes années d’émigration à Édimbourg sur le compte d’une erreur de jeunesse. Savez-vous comment les mantes religieuses capturent leurs proies ? Elles se déplacent si lentement que leurs mouvements en deviennent imperceptibles aux yeux des insectes. Ce n’est que lorsqu’elles sont à proximité immédiate qu’elles portent avec célérité un coup fatal. Moi, je n’ai rien oublié. Je suis revenu en France en 1802 et, durant toutes ces années, pas à pas, mais inéluctablement, j’ai progressé dans la réalisation de mon projet : me renseigner sur le métier d’imprimeur et m’emparer d’une imprimerie ! Douze ans d’efforts ! Croyez bien que les polices de l’Empire ne calculent pas sur des durées aussi longues.
— Depuis quand avez-vous cette imprimerie ?
— Depuis un an. Je vous précise que je ne suis qu’associé, mais mon partenaire ne sait rien de mes véritables intentions. Jusqu’à présent, je ne m’y rendais pratiquement jamais. À trop m’y montrer, j’aurais éveillé les soupçons de la police. Je me contentais de dépenser les maigres bénéfices quand, par chance, il y en avait. Mais, maintenant, j’y suis. Car la situation nous est favorable. Il est l’heure pour nous de passer à l’action !
— Que voulez-vous au juste ?
— Deux choses. Le retour du roi !
Il se tut. Celui qui le maîtrisait appuya plus encore sa lame. Mais Margont, de manière paradoxale, puisa de la force dans ce geste.
— Eh bien, quelle est la seconde ? insista le meneur.
— La reconnaissance du roi...
— Quel toupet !
— « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! » répliqua-t-il.
Voilà qu’il citait Danton, l’un des révolutionnaires les plus abhorrés ! Sa tactique pouvait paraître suicidaire. Mais elle s’organisait autour d’une idée forte : il fallait amener la discussion sur un terrain imprévu, prendre ces hommes à contre-pied. Puisque faire leur jeu, c’était probablement périr, Margont improvisait de nouvelles règles. Personne ne lui répondait. Il reprit donc.