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— Avant la Révolution, ma famille vivait tranquillement sur ses terres. Je n’ai connu cette vie-là que quelques années. Ensuite, j’ai eu droit à tout. Le massacre de mes proches, l’incendie de notre château, l’errance... Très jeune, j’ai émigré en Écosse, avec l’idée de revenir dans ma patrie en tant qu’officier, avec d’autres émigrés royalistes et une armée anglaise. Les Anglais nous ont fait miroiter ce rêve, mais ne l’ont jamais réalisé. Trop risqué, trop coûteux... Et puis, ils ne devaient pas être si malheureux que cela de voir à genoux leur ancien ennemi héréditaire. Ils nous en voulaient encore de leur avoir si brillamment résisté au Québec et d’avoir contribué à leur faire perdre leurs colonies américaines... À Édimbourg, j’ai connu la misère. Alors, parce que j’en avais assez d’avoir le ventre vide et d’être traité en indésirable, j’ai profité de la grande amnistie de 1802. Comme bien d’autres, je suis revenu dans mon pays, j’ai prêté serment devant un préfet et voilà. On m’a pardonné d’avoir émigré, comme si j’avais commis un crime ! Je me suis engagé dans la Grande Armée, car je n’avais pas d’autre moyen de subsistance. J’ai même envisagé de servir cet empire, je l’avoue. Je voulais devenir général. Mais ce rêve-là a fait long feu, lui aussi. J’ai retrouvé mes racines. Je veux le retour du roi. Cependant, je suis franc, je reconnais que j’espère tirer profit de mes services.

— Mercenaire !

— Oui, mais mercenaire du roi ! Quel mal y a-t-il à vouloir relever les ruines de mon château familial ? Je veux retrouver ma vie d’autrefois, celle d’avant la Révolution !

Même dans ce noir d’encre, Margont perçut que l’argument avait visé juste. L’adversaire avait été touché, il fallait poursuivre cette contre-attaque sans lui laisser le temps de se ressaisir.

— Nous aurions tort de croire que Bonaparte n’a plus aucune chance de l’emporter ! s’exclama-t-il. Le bougre a plus de vies qu’un chat ! On le disait perdu en 1805, il y a eu Austerlitz, fini en 1806 et ce fut Iéna, écrasé en 1809 à Essling et il renversa la situation du tout au tout à Wagram... Le roi a besoin d’aide ! Contre Bonaparte... mais aussi contre les Alliés ! Bernadotte ne se contente plus de la Suède, il veut devenir roi de France ! Et si le Tsar ou l’empereur d’Autriche acceptent un compromis et proposent de laisser son trône à Napoléon ? Ou d’organiser une régence jusqu’à ce que le roi de Rome atteigne l’âge de gouverner et devienne Napoléon II ? Non ! Si les Alliés sentent que les Français abandonnent Bonaparte, ils mèneront le combat jusqu’au bout. Et, si nous, les nobles de France, nous participons de manière indiscutable à la victoire, alors Louis XVIII s’imposera !

— Je ne vous aime pas, monsieur, mais vous ne manquez pas de courage.

— Et nous en avons besoin, de courage ! Soulevons les Français ! Mais, pour cela, encore faut-il qu’ils nous entendent... Couvrons Paris d’affiches !

— Pourquoi avez-vous besoin de nous ?

— Je ne peux pas agir seul. Quand j’imprimerai mes proclamations, ce sera de nuit et en cachette. Il me faudra des complices pour faire le guet, puis pour les coller. En outre, il faut associer les actions afin que celles-ci s’imposent avec plus de force encore. Je pense que, vous-mêmes, vous poursuivez vos propres plans. Pour finir, je... je... hum...

— Pour finir ?

— Eh bien, comment formuler les choses sans vous irriter ? Je vais faire beaucoup pour le roi... Mais je ne suis pas introduit auprès de Sa Majesté, or je ne voudrais pas que mes services demeurent anonymes.

— Vous comptez sur nous pour que nous parlions de vous à Sa Majesté ? demanda l’inconnu, stupéfait.

— C’est cela même. Où est le mal ? Je ne me fais aucune illusion sur la nature humaine. Que Sa Majesté Louis XVIII obtienne enfin le trône qui lui revient de droit divin et on accourra de toute la France pour la courtiser ! Ceux qui ont trahi le roi ou qui n’ont rien fait côtoieront sans vergogne les véritables héros de la Restauration. Qui témoignera alors de ce que j’ai fait ? Êtes-vous vraiment aussi choqué que ce que votre voix semble l’indiquer ? Pouvez-vous jurer sur la sainte Bible que ni vous ni aucun de ceux qui sont dans cette pièce n’espérez de récompenses pour vos bons et loyaux services ?

— Ce n’est pas notre propos ! Nous, nous n’agissons pas que par appât du gain !

— Mais moi non plus...

— Si nous allumions une chandelle ?

La lame s’éloigna et on libéra Margont. Quand le halo de la flamme apparut, bulle de lumière jaunâtre, ses yeux s’emplirent de larmes.

CHAPITRE X

L’homme qui avait interrogé Margont devait avoir environ quarante-cinq ans. Sa présence ne déparait pas sa voix. Carré, exalté, impatient, il semblait n’attendre qu’une chose : se jeter dans la bataille. Il avait du brio, du talent. Aurait-il choisi de servir l’Empire qu’il se serait certainement élevé dans la hiérarchie, civile ou militaire. Mais il avait décidé de soutenir le roi, sa « Grande Armée » n’était qu’un groupe évalué à une trentaine de membres et, au lieu d’évoluer dans des palais ennemis dont il se serait emparé, il se terrait de cave en cave. Il était une sorte d’ange déchu précipité dans les limbes avec la royauté. Bien qu’il fut un idéaliste, il devait souffrir de ne pas occuper un rang digne de ses talents. L’argument de Margont concernant le besoin d’être reconnu l’avait d’autant plus choqué qu’il avait fait mouche... L’emblème des Épées du Roi était épinglé sur son habit, au niveau du coeur. Margont l’observa brièvement, comme s’il le voyait pour la première fois, et ce symbole lui parut correspondre en tout point à celui qu’il avait vu sur la dépouille du colonel Berle.

— Je suis le vicomte Louis de Leaume.

— Enchanté ! dit Margont en se massant la gorge.

— Baron Honoré de Nolant.

Lui s’empêtrait dans sa gêne. Ce n’est pas tous les jours que l’on se présente à la personne que l’on a failli assassiner quelques instants plus tôt... Un peu plus jeune que Louis de Leaume, il était maigre. Il ne fallait toutefois pas se fier à son allure chétive, car il avait su maîtriser Margont avec efficacité. Son regard était fuyant et se perdait dans le vague, ce qui donnait l’impression qu’il était en permanence plongé dans ses pensées.

Varencourt était pâle. Il n’osait pas bouger, comme s’il n’avait pas encore réalisé que cette épreuve était terminée. Se tournant enfin vers Margont, il lança :

— Incroyable ! Vous êtes encore plus joueur que moi !

Son rire fit rougir ses joues, mais le reste de son visage demeura blanc porcelaine.

Un troisième homme se présenta, qui était demeuré silencieux jusque-là.

— Jean-Baptiste de Châtel.

Tapi non loin de la porte, il aurait pu intercepter une tentative de fuite. Bien qu’étant le plus âgé, il n’avait pas cinquante ans. Un visage osseux, des yeux plissés, scrutateurs. Son corps, famélique, laissait supposer qu’il était malade, ou qu’il avait connu de longues années de privations.

Margont réalisa qu’il était passé devant une sorte de tribunal. Tous l’avaient écouté et, quand Louis de Leaume avait proposé d’allumer une chandelle, n’importe lequel d’entre eux, en répondant non, aurait voté sa mort... Or Jean-Baptiste de Châtel ne cachait pas son mécontentement. Lui, il avait envisagé de refuser la lumière !

— Monsieur de Langés, vous vous êtes permis de nous proposer un serment sur la sainte Bible. Mais que connaissez-vous de la parole de Dieu ?

— « Tu ne tueras point », répondit Margont en adressant un regard à Honoré de Nolant.