— Vous êtes resté d’un calme durant cette espèce de procès partial !
Varencourt devint jovial.
— Vous, vous gigotiez comme un serpent, sifflant et tentant de piquer !
— Cela vous amuse ?
— « Je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer », a dit M. de Beaumarchais. Rien que pour cette phrase, j’aurais voulu le rencontrer !
— Ils ne m’ont parlé d’aucun de leurs projets !
— C’est qu’ils sont rusés. Chacun a connaissance de telle ou telle chose... Ce n’est pas parce que l’on vous a admis au sommet que vous allez tout apprendre sur tout. Ce serait trop dangereux ! La logique veut que tous les membres du comité directeur se connaissent – c’est chose faite –, autrement, il serait impossible de prendre des décisions cohérentes et de les faire appliquer. Mais on ne vous sollicite que lorsque l’on pense que vous allez augmenter les chances de succès d’un plan en particulier. Ainsi, même moi, j’ignore probablement certains des projets qui ont été soumis au vicomte de Leaume et je ne connais pas le tiers de la trentaine de membres qui composent notre organisation. Peut-être y en a-t-il bien plus, d’ailleurs. Ou moins... Seul Louis de Leaume sait tout. Mais lui, votre Joseph ne l’attrapera jamais vivant...
— Combien de fois avez-vous rencontré les membres du comité directeur ?
— Il n’y a guère qu’une réunion par mois, sauf quand un projet se précise. Arrêtez avec toutes vos questions. J’ai déjà dit tout ce que je savais à la police : consultez mes rapports. Nous ne nous verrons désormais que lors des réunions du groupe. Leaume vous a dit qu’il interdisait formellement que les membres se côtoient en dehors des rencontres qu’il organise lui-même. Donc nous ne nous rencontrerons plus seul à seul, désormais.
— C’est moi qui décide !
— Non ! Écoutez-moi bien : manifestement, on vous a plongé dans un univers que vous ne connaissez pas. J’ignore si c’est une bonne ou une mauvaise approche. En tout cas, le fait est que vous êtes toujours vivant ce soir. Savez-vous pourquoi Louis de Leaume a failli être guillotiné ? Parce que l’un des membres des Loyaux avait été repéré par la police et qu’il avait l’habitude de rencontrer ses compagnons, par simple amitié, pour aller boire avec eux. Du coup, quand les policiers ont fondu sur le groupe, ils les ont tous arrêtés. Tous ! Alors je vous le redis : ne nous voyons plus !
— Vous me cachez sûrement des choses !
— Ne vous inquiétez pas, tout ce que j’apprendrai, je vous le vendrai...
— Comment pouvez-vous dire...
— Non ! Pas de débat d’idées. Nous perdrions notre temps... Par ailleurs, vous me combleriez en cessant d’afficher votre mépris à mon égard.
Comme ils arrivaient de moins en moins bien à se supporter, ils se séparèrent.
Miséreuse et exiguë, la chambre acheva d’épuiser les nerfs de Margont. Il se laissa tomber sur le lit et éteignit sa chandelle. Sa peur enfla aussitôt, tel un feu dont l’obscurité tenait lieu de paille. Il ne pouvait s’empêcher de repenser à cette lame avec laquelle on l’avait menacé. Il la voyait comme un trait lumineux traversant les ténèbres pour se précipiter vers son cou. Plus il se répétait que tout était fini, plus il la voyait. Il la sentait même sur sa gorge, plus distinctement encore que lorsqu’elle s’y était véritablement trouvée ! Il décida de réagir à ce contrecoup. Il se répétait ses motivations profondes afin de s’y ressourcer. Défendre les idéaux républicains ! La Liberté ! La Constitution ! L’égalité entre les hommes ! Ainsi défilaient de belles et grandes idées dans une pièce sale et obscure où dansait un couteau imaginaire.
CHAPITRE XII
L’homme s’assit face à l’ivrogne, sans adresser un regard à quiconque. Au Boutefeu, chacun se mêlait de ses affaires, parce qu’elles étaient louches, sinon pourquoi venir dans ce coupe-gorge ? L’endroit était si mal famé que la police ne s’y rendait pas. Sauf si Savary, le ministre de la Police générale, en donnait l’ordre, à plusieurs reprises et en manifestant son énervement. Alors, effectivement, cette dernière y surgissait, en nombre et soutenue par des soldats de la garde municipale, à pied et à cheval. Mais il ne fallait pas trop s’inquiéter à ce sujet : les policiers prenaient toujours soin de prévenir quelques mouches, qui avertissaient tout le monde. Ainsi, il n’y avait ni émeutes ni blessés, on arrêtait quelques prostituées qui se laissaient faire de bonne grâce et M. Savary pouvait certifier à l’Empereur que l’ordre régnait à Paris.
Pas si soûl que cela, le buveur se redressa.
— J’attends un ami, murmura-t-il avec un accent portugais.
— Je suis cet ami.
— Alors vous êtes le bienvenu à ma table.
Il sourit et avala une gorgée de bière, rassuré par l’échange de ces phrases convenues au préalable avec un intermédiaire. Il lui manquait trois doigts à la main gauche, qui reposait en évidence sur la table. Un boulet les avait emportés lors d’un combat naval au large
83 du Portugal, tandis que sa corvette, À Corajosa, en flammes, était achevée par la canonnade frénétique de l’Amélie, une frégate française.
— J’ai ce que vous désirez, senhor. Mais j’ai eu bien plus de mal que prévu. S’engager dans la jungle amazonienne, c’est déjà quelque chose. Mais en plus, les tribus indiennes, elles sont pas toujours pacifiques, même quand vous avez déjà fait du troc avec elles. J’ai risqué ma vie en allant les voir ! Puis l’océan ! Une tempête dans l’Atlantique, j’en avais jamais vu une comme ça... On avait l’impression que le ciel aspirait l’eau pour la boire tellement les vagues étaient hautes. Pourtant, j’ai seize ans de mer sous les pieds ! Ensuite, traverser la France... Les Anglais, les Espagnols et les Portugais, ils jurent que Napoléon est à genoux, mais lui, visiblement, il est pas d’accord. J’ai failli me faire arrêter, j’ai dû graisser la patte à des soldats...
— Combien en plus ?
— Ah, por Deus, vous au moins vous savez ce que vous voulez !
— Plus que tu ne crois. Combien ?
— Je pourrais demander le quadruple, mais je me contenterai du triple.
— Tu auras donc le double.
— Non, non, senhor, avec tout mon respect : le triple. Et puis, si nous tombons pas d’accord, vous pouvez toujours vous passer de moi et aller vous-même dans notre vice-royauté du Brésil pour y chercher ce qui vous intéresse...
Sa réflexion le fit rire. Mais il ajouta :
— Croyez-moi ou non, je n’agis pas que pour l’argent. Moi aussi, je veux le retour du roi des Français. Du moment qu’il renverse Napoléon, n’importe lequel fera l’affaire, Louis XVIII, Bernadotte, même un poisson : le « Poisson-Roi »... Napoléon a envahi tellement de pays qu’il a peut-être oublié le Portugal, mais le Portugal, lui, n’a pas oublié Napoléon.
Son interlocuteur accepta et lui tendit pratiquement tout son argent sous la table. Il reçut en échange un sac dans lequel s’entrechoquaient de petits récipients.
— Il n’y a pas le triple, mais il y a plus du double... J’avais prévu que vous seriez gourmand, pas affamé...
— Vous croyez vraiment que vous allez réussir, senhor ?
En guise de réponse, l’homme sourit. Un sourire particulier, qui mêlait joie et férocité. Le marin en vint à reculer jusqu’à ce que son dos bute contre le dossier de sa chaise. Il montra à nouveau sa main gauche. On aurait dit une étoile de mer exsangue dans laquelle aurait croqué un requin.
— Vous, senhor, Napoléon vous a fait perdre plus que trois doigts...
L’homme marchait sans la voir au milieu de la foule en pleine confusion : gardes nationaux, paysans picards, champenois ou ardennais perchés avec leurs familles sur des carrioles emplies de meubles, badauds qui venaient aux nouvelles... Des mois qu’il attendait cette rencontre ! Enfin ! Enfin ! Mais avait-il vraiment obtenu ce qu’il voulait ? Si tel n’était pas le cas, il lui faudrait dresser un nouveau plan.