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Il gagna un quartier où abondaient les boucheries. En 1810, Napoléon avait donné l’ordre de construire cinq abattoirs à l’extérieur de Paris. Mais ceux-ci n’étaient pas encore achevés et les tueries – ces lieux urbains où l’abattage était autorisé, sous contrôle – ne suffisaient pas à alimenter les Parisiens si friands de viande. Les bouchers de la capitale continuaient donc à procéder à l’ancienne. Ils égorgeaient le bétail à tour de bras dans les cours de leurs boutiques et le sang coulait jusque dans les rues. L’homme se demanda s’il s’agissait là d’une vision prophétique du Paris de demain, qui baignerait peut-être dans le sang des Parisiens, des Russes et des Prussiens, telle une Venise de sang.

La boucherie dans laquelle il pénétra était semblable aux autres. Les animaux y bêlaient et meuglaient dans une odeur de sang qui soulevait le coeur. Du sang, du sang, du sang, comme si l’on avait marché dans la gueule d’un Léviathan en train de dévorer le monde. Un apprenti boucher le reconnut et marcha à sa rencontre. Lui se contenta de hocher la tête et suivit le jeune homme vers les enclos. Là, ils se placèrent à l’abri des regards. Comme convenu au préalable, il lui donna une pièce de vingt francs, mais, quand il lui demanda de partir, l’apprenti refusa.

— Je veux voir ce que vous faites aux bêtes.

— File, tu n’auras pas plus. Quelqu’un est déjà passé avant toi qui a tout emporté.

L’employé s’obstinait, par curiosité. L’homme protesta encore, puis, pressé par le temps, céda. Il ouvrit son sac, qui renfermait onze petits pots en terre cuite. Onze chances de succès. Il sortit une aiguille de sa poche, prit un premier récipient et en ôta le bouchon, ce qui eut pour effet de libérer une forte odeur végétale. Le boucher s’amusait de ces manières mystérieuses. L’homme plongea la pointe de son aiguille dans ce liquide noir et sirupeux, dont le parfum était décidément si puissant qu’il semblait que ce pot, par quelque tour de magie, recelât une forêt vierge miniature. De sa main rendue tremblante par l’émotion, il piqua un boeuf à la cuisse. L’animal ne broncha pas. L’homme jeta l’aiguille dans la paille, loin de lui, de peur de se faire prendre à son propre piège, referma le récipient, le rangea dans une poche... Il agissait avec une froide méticulosité. Il prit une nouvelle aiguille et répéta la même opération avec un deuxième pot. Toujours rien. Il recommença. Échoua. Essaya à nouveau. Échoua encore. Ses gestes se répétaient à l’identique, tels ceux d’un automate. Seules variaient les odeurs des substances, suave et forte, aigrelette et ténue, pareille à l’humus d’une forêt après un orage... À la septième piqûre, au bout d’à peine quelques secondes, le boeuf fut parcouru d’un frisson. Ses pattes postérieures se mirent à trembler, comme si l’air ambiant était subitement devenu glacé. Les crampes se propagèrent dans tout le corps et ce boeuf, cet énorme boeuf de huit cents kilos, ouvrant une gueule béante, mais ne parvenant même plus à mugir, s’effondra et bascula sur le côté. Raide. Mort. L’homme pivota sur lui-même et piqua le boucher au bras. L’effet fut plus rapide encore et celui-ci s’écroula sans même comprendre ce qui lui arrivait. Dans sa bouche grande ouverte, l’air ne circulait plus.

L’homme rangea son matériel et s’en alla. Personne ne se soucia de lui, tant abondaient les trafics en tout genre. La joie l’envahissait. Il avait ce qu’il voulait. Ce poison était même plus efficace encore que ce qu’il avait entendu dire à son sujet. Sa confiance en lui ne connaissait plus de bornes. Désormais, il possédait le toucher-tuer d’un dieu.

CHAPITRE XIII

Le 20 mars, Margont paya un garçon de courses pour que celui-ci transmette un billet à « M. Lami ». Le message était codé, selon une méthode qu’il avait mise au point avec Lefine par le passé, pour tromper l’ennui d’interminables journées de bivouac. Une fois déchiffré, on obtenait seulement la phrase suivante : « Rendez-vous à midi chez Marat. »

Ils se retrouvèrent à l’heure dite aux abords de Paris, au pied de la butte Montmartre, le « mont Marat » comme on le surnommait parfois sous la Révolution. Lefine employait encore cette appellation désuète, par dérision. Margont ressentit un vif plaisir à revoir son ami. Il avait l’impression de redevenir lui-même !

— Tu es sûr de ne pas avoir été suivi ?

— Certain. Et vous ?

— Moi aussi. À force, je deviens bon à ce petit jeu qui consiste à compliquer son trajet. Ça y est ! Je les ai rencontrés !

Il raconta les événements qui avaient abouti à son admission dans l’organisation, puis ce que lui avait confié Charles de Varencourt.

— Et toi ? Qu’as-tu appris sur nos suspects ?

Lefine s’assit et s’adossa contre un arbre, à l’ombre.

Margont l’imita. Les oiseaux chantaient à tue-tête, invitant le printemps à se presser.

— Tout ce que je vais vous raconter provient des dossiers de la police qui ont été enrichis par les rapports de Charles de Varencourt. J’ai parfois pu compléter le tout grâce à mes propres recherches.

— De quelle police s’agit-il ? Il y en a tellement...

— La police personnelle de Joseph, car c’est elle qui contrôle cette enquête. Elle a utilisé néanmoins des renseignements établis par la police de Fouché quand celui-ci était ministre de la Police générale, mais avait développé ses propres réseaux policiers, par la Police générale...

— Que pense-t-elle de Charles de Varencourt ?

— Elle le juge fiable et digne d’intérêt. Il a fourni des renseignements que la police a recoupés avec ce qu’elle savait déjà. Cela a permis de vérifier que Varencourt ne racontait pas n’importe quoi.

— Bien. Je t’écoute.

— À tout seigneur tout honneur, commençons par le chef, le vicomte de Leaume. Varencourt vous en a déjà appris beaucoup sur lui. Mais savez-vous comment il s’est évadé ?

— Non. Parle !

— Il a fait semblant d’être mort. Dit comme ça, ça paraît simple... Mais quand les geôliers voient un captif qui a l’air d’avoir trépassé, que font-ils ? Un coup de pique ou de baïonnette dans le corps. N’importe quel simulateur hurle aussitôt ou se tord de douleur. Mais Louis de Leaume, lui, n’a pas bougé. Comme c’était sous la Terreur, que l’on tuait à tour de bras, les gardiens ont cru qu’il avait succombé aux mauvais traitements. On l’a jeté dans une fosse commune, avec les cadavres des guillotinés du jour et ceux des pauvres morts de faim dans les rues... La nuit venue, il s’est relevé d’entre les morts.

Margont ne pouvait s’empêcher d’imaginer cette scène. Il voyait cet homme se redresser de sous des corps humains en décomposition. Sa silhouette, éclairée par la lumière blafarde de la lune, évoquait plus celle d’un spectre que celle d’un rescapé. Ce songe le glaça d’épouvante.

— À quel endroit du corps son geôlier l’a-t-il blessé ? demanda-t-il.

Lefîne écarquilla les yeux.

— En voilà une question ! Je n’en ai pas la moindre idée.

— Cette cicatrice pourrait permettre de s’assurer qu’il s’agit bien de lui. Car qu’est-ce qui prouve que le vrai Louis de Leaume s’est réellement relevé de ce charnier ? Quelqu’un pourrait avoir usurpé son identité...

— Je me suis aussi posé la question. Le dossier de la police soutient cette version des faits. En outre, la description que vous m’avez faite de lui correspond à celle qui a été dressée à l’époque par le Tribunal révolutionnaire, durant son procès.