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— Bon. Continue...

— On le croyait effectivement mort. Mais, au lieu de prendre une autre identité et de changer de vie, Leaume a à nouveau intégré un groupe royaliste, l’Alliance, sous son vrai nom ! La police de la Commune a fini par entendre parler de lui, trois ans après sa mort... D’où une enquête sur les circonstances exactes de son décès, qui a abouti à la conclusion qu’il s’était en fait évadé.

— Il faut dire qu’il ne lui restait que cela, justement : son nom. Plus de famille, plus de logement, plus d’argent, même plus de pays... J’ignore s’il s’agit d’un imposteur ou si c’est bien Louis de Leaume qui a conservé sa véritable identité, par orgueil, pour défier ses ennemis et les humilier en leur faisant savoir qu’il les avait bernés. Mais je peux te dire une chose. Si quelqu’un fait semblant d’être mort, est blessé, est jeté dans une fosse commune et passe des heures enseveli sous des cadavres, lorsqu’il se relève enfin de ce charnier, ce n’est plus le même homme... Peut-être est-ce d’ailleurs pour cette raison que Louis de Leaume a conservé son vrai nom. Il voulait garder un lien avec celui qu’il avait été avant cette épreuve...

Son enfance ayant baigné dans une atmosphère religieuse, Margont pensa au Christ. Lui aussi était « mort ». Pour s’en assurer, un légionnaire l’avait blessé au flanc droit de sa lance. Pouvait-on considérer Louis de Leaume comme une sorte de « Christ inversé » qui était « ressuscité » non pas pour aimer, mais pour se venger ?

Lefine n’aimait guère parler de la mort. Il enchaîna donc rapidement.

— En 1796, il a quitté l’Alliance, parce qu’il trouvait ses membres trop modérés. Il a émigré à Londres, où il a passé au moins deux ans. Après, la police n’a plus entendu parler de lui. Il est réapparu à Paris en janvier 1813, où il a créé un nouveau groupe, les Épées du Roi. Voilà tout ce que je peux dire sur son passé. Comme vous le savez, j’ai beaucoup d’amis, des fréquentables et des moins fréquentables. Pourtant, je ne suis pas parvenu à repérer sa trace dans Paris. Donc ce Leaume connaît bien la capitale !

— Si c’est lui l’assassin, on comprend pourquoi il a laissé le symbole de son groupe sur place. Si tu les avais vus tergiverser à mon sujet... Il serait bien du genre à trancher dans le vif en les obligeant tous à passer à l’action. Mais pourquoi le feu ?

— On a voulu lui trancher la tête, il brûle les visages... Et puis, je suis d’accord avec vous : quand on ressort d’un charnier, on ne doit plus avoir les idées tout à fait en place...

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai seulement souligné le fait que ce genre d’épreuve vous change...

— En tout cas, méfiez-vous de lui. Parce que, s’il apprend qui vous êtes en réalité... Sa pitié, il a dû la laisser à la fosse commune. Voilà tout ce que j’ai appris sur lui.

— Tu n’as aucun renseignement sur son séjour à Londres ?

— Non. Tous nos suspects vivent plus ou moins dans le secret, alors les données sont incomplètes...

— Elles sont à leur image : de simples silhouettes que l’on a tout juste le temps d’apercevoir avant qu’elles ne disparaissent à nouveau dans l’ombre. Parle-moi de Charles de Varencourt.

— Sur lui également, on ne connaît presque rien de son passé. Il est né en 1773, du côté de Rouen. Sa famille appartenait à la noblesse normande. On n’en sait pas plus. En 1792, il a émigré en Angleterre. Après, on n’a guère d’éléments. Il prétend avoir vécu à Londres. En janvier 1814, il a contacté la police pour lui proposer de vendre des informations. Comme il se méfiait de la Police générale, il s’est d’emblée adressé à la police personnelle de Joseph. Il connaissait les noms de certains de ses membres, puisque les royalistes se renseignent sur ceux qui les traquent. Ces agents ont accepté son offre. Il a dû leur fournir divers documents le concernant. Il leur a montré son passeport, qui stipule qu’il est revenu en France en 1802.

— Ah, la grande amnistie du 6 floréal an X. Comme pour moi...

— Tout à fait. Et, vous le savez, il est connu qu’un grand nombre de ces passeports, vu la corruption, ont été délivrés à des royalistes qui sont en réalité revenus en France beaucoup plus tard. Comme Varencourt n’a rien raconté de tangible au sujet de ce qu’il a fait en France entre 1802 et 1814 – il dit qu’il a voyagé dans le pays, qu’il gagnait sa vie en jouant aux cartes... – , il est possible que les documents qu’il a donnés soient faux. C’est ce que soupçonne la police. En tout cas, grâce à ce passeport en règle qui « prouve » qu’il a été amnistié de son crime d’émigration, il vit tranquillement chez lui, alors que Louis de Leaume, Honoré de Nolant et Jean-Baptiste de Châtel sont pourchassés et passent leur temps à changer de logement.

— Bien. Qu’as-tu découvert sur le Charles de Varencourt d’aujourd’hui ?

— Je le fais surveiller, comme convenu, par deux personnes qui se relaient jour et nuit. Je suis retourné voir Natai. Si vous aviez vu sa tête quand je lui ai demandé cent francs pour payer mes hommes.

— Cent francs ? Tu y vas fort... Tu te sers au passage, n’est-ce pas ?

— Vous ne m’avez pas compris quand j’ai dit : Si vous aviez vu sa tête. Elle avait ceci d’extraordinaire qu’elle est demeurée tout à fait ordinaire. Natai trouvait normal ce montant et il m’a payé aussitôt, en échange d’un simple bon que j’ai signé du nom de Gage, le pseudonyme que j’emploie quand je le rencontre ! Cela fait des mois que les soldats ne touchent plus leurs soldes. Mais n’importe quel espion engagé depuis moins de dix jours repart avec cent francs ! Presque cinq mois de solde de sergent !

— Fernand, bon sang ! Les Épées du Roi risquent de finir par te repérer. Si tu as tant d’argent sur toi, ils comprendront immédiatement de quoi il retourne !

— Ne vous inquiétez pas, tout est déjà dépensé. Cupide, mais pas fou. J’ai payé mes hommes – il y en a quatre en tout, car il y a aussi ceux qui sont chargés de Catherine de Saltonges – et j’ai fait un cadeau à une amie.

Son sourire était désarmant. Margont, dont l’esprit était en permanence agité par ses projets et ses idéaux, enviait parfois à son ami cette façon d’aborder la vie de manière désinvolte.

— Revenons à Charles de Varencourt, reprit Lefine. Personne ne lui rend jamais visite. En revanche, il sort souvent. Il n’est pour ainsi dire jamais chez lui. Malheureusement, il est presque impossible à suivre. Par exemple, tout à coup, il se met à courir, alors, bien sûr, celui qui le piste ne peut l’imiter... Il parvient toujours à semer mes hommes. Je suis parfois allé moi-même faire le guet devant chez lui. Par trois fois, j’ai essayé de le suivre, mais je l’ai perdu. Mais, hier, j’ai amené Natai à me confier que Varencourt devait venir le voir le jour même, pour toucher son salaire de traître ― Natai a refusé de me préciser la somme et j’en déduis que Varencourt est encore plus gourmand que moi. Je me suis donc caché en face du logement de Natai. Varencourt est venu prendre son argent. Il est aussitôt allé le jouer. Il était si impatient qu’il en était moins adroit, moins prudent. Il essayait bien, comme les fois précédentes, de se fondre dans la foule, mais il devait déjà penser aux parties qu’il allait faire. Si bien que, cette fois, il ne m’a pas semé.

— Tu es sûr qu’il ne t’a pas repéré ?

— Quand je suis quelqu’un, il ne me repère que si je le veux bien ! Il s’est d’abord rendu quai des Miramiones, en face de l’île Saint-Louis, dans un cabaret, La Gueuse du quai. Ah, il y est connu ! Tout le monde le saluait sous le nom de M. Pigrin. On le surnomme aussi le roi Midas ! Parce qu’il a tellement de chance au jeu qu’il transforme en or les cartes qu’il touche... Je l’envie sur ce point ! Il a rejoint une table de joueurs de whist et s’est mis à miser, miser, miser... Je l’observais discrètement, tout en buvant un verre en compagnie d’ivrognes qui me racontaient leurs malheurs réels ou imaginaires. Il fallait voir son visage quand il regardait ses cartes ! Cette tension joyeuse, cette impatience, cette rage... Ah oui, le démon du jeu le possède. Un sacré démon, croyez-moi ! Il a plus gagné que perdu. Il est ressorti avec ses gains, apparemment sans s’inquiéter des coupe-jarrets. Il doit être armé. Il n’est pas allé bien loin : un deuxième estaminet, tout petit, Le Louveteau. Là, je ne suis pas entré. Trop risqué. J’ai eu l’idée de demander à un passant où on pouvait jouer. Il m’a indiqué quelques adresses, les plus connues : La Commère, Le Sultan du feu... Je me suis rendu à la plus proche, Le Sultan du feu. Quel drôle de nom !