— C’est ainsi que les mamelouks surnommaient Bonaparte durant la campagne d’Égypte, parce que notre infanterie faisait un feu de tous les diables sur eux.
— Une demi-heure plus tard, devinez qui est entré ? Il a rejoint les autres joueurs avec l’avidité d’un affamé. Plus il joue, plus le démon du jeu renforce son emprise sur lui.
— Comme l’eau-de-vie, qui donne de plus en plus soif à l’ivrogne...
— Là, plus de whist. 11 a joué au renversé, au vingt-et-un, puis à l’intrépide et a accumulé des gains. Mais, comme il forçait sa chance, il a commencé à perdre. J’ai remarqué un détail. Il y a une chose qui lui fait plus plaisir encore que de gagner. C’est lorsqu’il se remet à gagner après avoir perdu beaucoup. C’est frappant. Dans ces cas-là, il exulte.
— Intéressant. C’est comme s’il préférait remonter une pente plutôt que la monter.
— C’est une façon compliquée de dire ce que je viens d’expliquer de manière claire. C’est bien vous, ça...
Margont imaginait sans peine Charles de Varencourt en train d’observer ses cartes. Quand il parlait, négociait : tout le temps, il semblait jouer.
— Et ensuite ?
— Vers six heures, il s’est rendu dans le faubourg Saint-Germain, rue de Lille. Après avoir joué avec les pauvres, c’est le tour des riches. Il a frappé à la porte d’une demeure baroque, avec des colonnes torsadées et des statues de belles, torse nu, qui soutiennent un grand balcon – exactement le genre de maison dont je rêve ! Un valet lui a ouvert et l’a salué, en s’inclinant, mais pas trop. J’en ai déduit que le propriétaire des lieux se considérait comme supérieur à Varencourt, mais qu’il l’appréciait néanmoins. Le domestique a dit : « Monsieur le comte jouera avec plaisir aujourd’hui. Il vous précise que, cette fois-ci, il souhaite battre lui-même les cartes. » Varencourt a acquiescé et est entré.
— Je me demande s’il ne triche pas, parfois, ce qui expliquerait pourquoi cet hôte a tenu à lui faire savoir qu’il distribuerait personnellement les cartes...
— D’autres joueurs sont arrivés. Un vieil aristocrate au visage fardé de blanc, avec une horrible mouche au menton et une perruque poudrée. On aurait juré qu’il s’était endormi par mégarde à Versailles, y avait sommeillé pendant vingt ans et s’était réveillé tout à coup en se demandant où diable étaient passés Louis XVI, la Cour, les gardes suisses... Ensuite, il y a eu un capitaine de la garde nationale qui faisait tinter ses pièces dans sa paume. Enfin, deux bourgeois, qui sont arrivés ensemble, en se vantant de leurs succès lors des parties précédentes.
— Ils devaient penser que cette attitude allait leur porter bonheur. Un peu comme s’ils disaient à la chance : « Vous vous souvenez de nous, n’est-ce pas ? Nous avons passé de si bons moments ensemble, la dernière fois... » Superstitions !
— M’est avis que ce sont tous des joueurs bien malades ! Je me suis renseigné sur le propriétaire. Le comte de Barrelle. Noblesse d’Empire. Il a soixante-treize ans et ne quitte plus son domicile. Varencourt en est sorti trois heures plus tard, la mine sombre. Pas aigri ni en colère. Plutôt désespéré. Je suis sûr qu’il a tout perdu... Il est rentré chez lui et a veillé tard. Toute la rue a fini par être plongée dans l’obscurité, excepté la fenêtre de sa chambre qu’illuminait encore une chandelle.
— À quoi ressemble son logement ?
— Une mansarde qu’il loue. Si petite qu’on dirait un pigeonnier.
— Moi aussi, je suis logé comme un pigeon. Comment peut-il supporter cela alors qu’il a le choix ? Avec ces sommes folles que lui verse la police !
— Il préfère jouer. Et, pendant ce temps, les soldats ne touchent pas leur solde !
— Tout a gelé durant la retraite de Russie... Revenons à Charles de Varencourt. Pourquoi est-il possédé par le démon du jeu ?
— Parce qu’il faut une raison ?
— Pas toujours. Mais parfois. Si c’était lui l’assassin, pourquoi le feu ? Il y a trop de vides, trop de manques dans ce que nous apprenons sur nos suspects. Le temps nous fait défaut et, pourtant, nous ne devons pas échouer ! La situation va déjà bien assez mal comme ça.
Ses yeux revinrent à la butte Montmartre. Depuis cette hauteur, on dominait la capitale. C’était la clé de Paris ! Si l’ennemi s’en emparait, il y placerait des canons de gros calibre et pourrait bombarder la ville. Elle aurait dû grouiller de soldats du génie en train d’édifier des redoutes, de même que le cône d’une fourmilière menacée se couvre de fourmis. Même chose sur les hauteurs de Saint-Germain, de la Villette, des Buttes-Chaumont et de Nogent-sur-Marne. De 1809 à 1810, Wellington, le commandant en chef des troupes britanniques opérant dans la péninsule Ibérique, avait fait ériger des fortifications à Torres Vedras, pour protéger Lisbonne. Margont les avait vues de ses propres yeux. Des fossés, des avant-fossés, des pièges, des bastions qui se couvraient les uns les autres, des retranchements qui flanquaient les assaillants, des fortins... Plus d’une centaine de redoutes et quatre cent cinquante canons, tout cela sur trois lignes successives ! Une triple ligne de défense, trois poings dressés qui faisaient signe aux Français de s’arrêter ! Lorsque le maréchal Masséna était arrivé devant elles, avec ses soixante mille hommes, il s’était effectivement immobilisé net. Avec son état-major, il avait passé des jours entiers à chercher un moyen d’assaillir cette frontière. Il était arrivé à la conclusion... que c’était impossible, et avait alors ordonné la retraite. Wellington avait triomphé sans avoir à combattre, parce qu’il avait si bien préparé cette bataille qu’il avait fini par la remporter avant même qu’elle ne commence ! Voilà ce qu’il aurait fallu faire ! Ceinturer Paris d’une triple ligne de défense à la Torres Vedras et faire de Montmartre une Grande Redoute, pire encore que celle de la bataille de la Moskova ! Mais, au lieu de cela, la seule activité provenait des premiers papillons qui batifolaient autour des cinq moulins de la butte.
— J’ai appris des choses étonnantes sur Mlle de Saltonges, reprit Lefine. Oh, j’imagine mal qu’une femme ait le cran de brûler le visage d’un cadavre, mais...
Margont éclata de rire. Un rire déroutant, désespéré, qui venait à la place des larmes. Son ami le regardait sans comprendre, tandis que lui tentait de chasser un souvenir d’adolescence. Il avait treize ans, et marchait dans les rues de Nîmes, redécouvrant peu à peu le monde après quatre années d’enfermement dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert. Mais ce monde « réel » n’avait rien à voir avec le paradis qu’il avait imaginé. Sans lui en donner la raison, sa mère avait pris des chemins détournés. Elle voulait lui cacher la guillotine, car, à l’époque, en pleine Terreur, on exécutait les gens par milliers, parce qu’ils n’étaient pas partisans de la Révolution, parce qu’ils ne l’étaient pas assez, parce qu’ils l’étaient trop, ou parce qu’ils l’étaient, mais pas comme il fallait... Hélas, elle ignorait que des riverains de l’Esplanade, où le « rasoir national » était habituellement installé, s’étaient plaints de l’odeur du sang. Par conséquent, on avait déplacé celui-ci... Si bien que sa mère le conduisit justement devant le spectacle qu’elle voulait lui épargner. Et, durant cette sorte de brefs instants qui vous hanteront toute votre vie, Margont vit des femmes s’approcher de têtes. Des têtes... sans corps, qui baignaient dans un sang rouge vif. Et ces femmes, qui assistaient aux exécutions en tricotant, de la pointe de leurs aiguilles visèrent les yeux des têtes fraîchement tranchées. Un écran noir vint interrompre cette vision. Sa mère avait plaqué sa main sur son visage pour l’empêcher de voir. Elle s’enfuit, tirant son fils par la main, courant comme si la guillotine les poursuivait. Ce fut le seul moment de sa vie où Margont se demanda brièvement s’il n’allait pas finalement décider de retourner de lui-même à l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert... Il repensa à Louis de Leaume s’extirpant de son linceul de cadavres. Les avait-il vues, lui aussi, ces têtes tranchées et mutilées ? Oh, certainement ! Mais aucune main n’était venue le protéger. Il les avait fixées, son regard plongeant dans leurs yeux crevés.