Выбрать главу

— Mon cher Fernand, d’habitude, c’est moi le plus naïf des deux. Mais, pour une fois, ce n’est pas le cas. Ta misogynie t’égare. Catherine de Saltonges est autant suspecte que les autres, crois-moi. Lorsque je l’ai rencontrée, elle paraissait vouloir éviter d’assister à... à une scène de violence à mon égard.

Il ne parvenait toujours pas à évoquer clairement ce qu’il avait vécu, comme si l’épreuve de son admission chez les Épées du Roi était devenue un abcès qui allait en empirant.

— Mais, aussi bien, ce n’était qu’une feinte, ajouta-t-il. Si cela se trouve, elle adore tricoter...

Lefine saisit l’allusion. Il avait entendu parler des tricoteuses. Si ce surnom désignait généralement les femmes qui, sous la Révolution, venaient assister aux débats de la Convention nationale tout en tricotant, pour surveiller les élus et pour participer aux débats en acclamant ou en huant les discours, il recelait néanmoins une part d’ombre, minuscule, mais sanglante...

— Elle s’est mariée en 1788, à l’âge de dix-sept ans, avec le baron de Joucy. Sa famille désirait ce mariage, car le baron était un parti intéressant. Elle aussi voulait cette union, mais parce qu’elle était amoureuse. Un mariage d’amour et de raison ! Mais il fut bref, ce rêve. Et brutal, le réveil. Car le baron était un séducteur forcené, un Casanova parisien. Il la trompait sans relâche, avec ses amies, des servantes, des mères, leurs filles, des prostituées...

— Tu n’exagères pas un peu ?

— Il est sûr que la rumeur a dû amplifier la réalité. Mais je suis parvenu à retrouver un ancien domestique de la maisonnée, un certain Guerloton. Un jour, celui-ci a carrément rossé le baron qu’il avait surpris dans un ht avec sa femme ! Le baron n’a pas porté plainte, pour éviter que l’affaire ne s’ébruite. Il s’est contenté de renvoyer le valet et son épouse. Heureusement pour lui qu’il se terre à Londres, parce que, s’il revient, quelqu’un l’attend, croyez-moi, qui, cette fois, ne se contentera pas de le frapper... Le plus triste, c’est que Catherine de Saltonges ignorait tout de cela. Une servante enceinte lui tenait tête comme si c’était elle la maîtresse de maison. Son mari rentrait à toutes les heures à cause de « ses affaires ». Des regards équivoques étaient échangés entre une belle et le baron au cours d’un repas... Mais elle ne voyait rien, ne devinait rien.

— Son éducation n’avait pas dû la préparer à ce genre de choses. Il n’y a pas que le crochet et la Bible dans la vie...

— Toute la noblesse parisienne riait d’elle dans son dos, ce qui faisait jubiler son mari, car cela le rendait plus désirable encore aux yeux de certaines femmes. Mais, un jour de septembre 1792, Catherine de Saltonges annula une course à l’improviste, parce qu’un orage venait d’éclater.

— Un orage prélude à une tempête plus violente encore... Je suppose qu’elle rentra chez elle et qu’elle découvrit son mari dans les bras d’une femme...

— C’est cela même. Dans son propre lit, qui plus est. Elle s’enfuit chez ses parents, qui essayèrent en vain de la renvoyer chez son époux légitime. Pour eux comme pour lui, ils s’étaient mariés devant Dieu pour le meilleur et pour le pire.

— Elle étant le meilleur et lui le pire...

— Elle changea du tout au tout. Autrefois naïve et effacée, voilà qu’elle se transforma en une femme de caractère. Elle décida... de divorcer ! Elle fut l’une des premières personnes à demander à bénéficier de la célèbre loi sur le divorce d’octobre 1792, en réclamant la dissolution de son mariage pour le motif suivant : « dérèglement de moeurs notoire » chez son époux. Vous imaginez la tête des deux familles ? Sans parler de celle de son mari... Jusqu’à présent, la Révolution n’avait pas trop malmené le baron. Bien sûr, celui-ci craignait les révolutionnaires. Mais il n’aurait jamais pensé que la Révolution lui nuirait... à cause de sa femme ! Elle eut le cran de se présenter devant le tribunal de district ; car, puisqu’il ne s’agissait pas d’un cas de divorce par consentement mutuel et que le baron niait les accusations qu’elle portait contre lui, il fallait en passer par un procès. Une baronne qui voulait divorcer ! Hilarité chez les révolutionnaires et tollé chez les aristocrates. Le baron, consterné, devint la risée de ses pairs ! Catherine de Saltonges avait réussi à inverser les rôles ! Elle mena la procédure, malgré les pressions de son entourage. Les révolutionnaires en firent un symbole, les journaux en parlèrent... J’ai pu retrouver un témoin de ce procès, un ancien soldat qui était affecté à la garde du tribunal de district. Il m’a raconté que l’affaire était tout un spectacle. Quand la baronne était attendue, des renforts de soldats investissaient les lieux. La foule affluait, affluait, et l’on devait la repousser pour dégager le passage... D’un côté, quelques prêtres osant venir là et des ribambelles de maris inquiets qui huaient et sifflaient. De l’autre, des révolutionnaires et des femmes, par centaines et de tous les âges ! Catherine de Saltonges arrivait, faisant semblant d’être sereine. Elle s’avançait sous les insultes, les crachats, les acclamations et les applaudissements à tout rompre. Ensuite, elle répondait aux questions. Ce que ses prétendues amies s’étaient empressées de lui raconter après qu’elle eut enfin découvert le vrai visage de son mari, elle le répétait au tribunal. Si bien que chacune des infidélités du baron devint une arme que son épouse utilisa contre lui ! Elle lui rendit ainsi coup pour coup. Plusieurs fois, les séances dégénérèrent et il fallut évacuer le tribunal. Mais, à chaque fois, elle revint, posément, comme si elle avait oublié les menaces et les empoignades de la fois précédente.

Margont demeurait perplexe. Cette évocation était en porte à faux avec le souvenir qu’il gardait d’elle. Il avait l’impression que plus il en apprenait sur cette femme, moins il la connaissait.

— J’ignore si, dans sa situation, j’aurais eu son cran...

— Moi, eh bien, je n’aurais pas pu. Je serais parti avec l’argenterie. Le tribunal de district lui donna gain de cause. Son mari émigra à Londres, officiellement en raison de la furie révolutionnaire qui allait en grandissant, mais aussi pour fuir la risée publique...

— Bravo, Fernand, beau travail !

Lefine ne cachait pas sa joie. Quand on le complimentait, il bombait le torse comme le corbeau de la fable, mais lui n’aurait jamais ouvert le bec et laissé tomber son fromage... Margont devint songeur.

— Tout ce que tu m’as dit m’éclaire sur elle. Lorsque je l’ai rencontrée, j’ai eu l’impression que je la dégoûtais. Jamais je n’avais suscité une telle réaction chez quelqu’un... Avoir été si longtemps bernée a accru l’horreur de la trahison qu’elle a subie. Du coup, elle a une sorte de haine du mensonge. Je pense qu’elle traque celui-ci partout et chez tout le monde. Avec talent, désormais, puisqu’elle a perçu que je n’étais pas honnête avec eux. Il faut que je me méfie d’elle !