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— J’ai passé quatre ans dans une abbaye et tu me poses cette question ? Ma réponse prendrait une journée entière ! Parce qu’il désirait voir le monde, qu’il est tombé amoureux, qu’il souhaitait avoir des enfants, car les femmes l’attiraient, ou les hommes, ou alors il a perdu la foi...

— Rien de tout cela. Parce qu’il voulait tout réformer : le déroulement des messes, l’ordination des prêtres, le fonctionnement du Vatican...

— Un réformateur ?

— Oui, mais un réformateur conservateur. Il trouvait que les autres moines ne priaient pas Dieu avec assez de foi et que le pape Pie VI et Louis XVI étaient trop modérés.

Margont secouait la tête, incrédule.

— Pie VI, trop modéré ? Tu veux dire que Jean-Baptiste de Châtel était à la fois plus royaliste que le roi et plus catholique que le pape ? Comment est-ce possible ?

— Eh bien, par exemple, il voulait interdire toutes les religions autres que le catholicisme.

— Formidable ! Il voulait relancer les guerres de Religion ! Quoi d’autre ?

— Il exigeait que l’athéisme soit également interdit, que l’enseignement soit exclusivement assuré par des prêtres ; il militait en faveur de la reprise des croisades pour libérer Jérusalem...

— Ah, voilà pourquoi les autres membres le surnomment « le croisé ». C’est un dément !

— En 1791, désireux de fuir la France révolutionnaire et estimant que le clergé français était trop tiède, il se rendit en Espagne. Ses débuts furent impressionnants : il fut admis à l’abbaye d’Aljanfe, près de Madrid, où il devint le dauphin de l’abbé... En effet, une partie du clergé espagnol partageait avec lui cette idée que les religieux français étaient trop modérés. Ses sermons intransigeants plaisaient beaucoup.

— Mais je parie qu’il a rapidement dépassé les fanatiques espagnols.

— Exact. Or, en Espagne, on ne plaisante pas avec le catholicisme. En 1797, il fut emprisonné par l’Inquisition, qui l’accusait d’hérésie, parce que certaines de ses interprétations de la Bible divergeaient du dogme. Par exemple, il polémiquait au sujet de la pauvreté du Christ. Il est dit dans la Bible que le Christ ne possédait rien en propre ni en commun. Il en déduisait que l’Église catholique devait elle aussi faire voeu de pauvreté...

— C’est un vieux débat que craint beaucoup l’Église catholique. Au Moyen Âge, à plusieurs reprises, on a condamné au bûcher des franciscains uniquement pour avoir soulevé cette question...

— Son procès a duré trois ans.

— C’est énorme !

— C’est qu’il se défendait avec brio. Ses connaissances en théologie posaient des problèmes aux inquisiteurs, il contestait tout et argumentait sans fin. Il revenait à ce qu’il appelait la Bible originelle – c’est-à-dire les textes les plus anciens, ceux en vieil hébreu, en araméen et en grec antique – et il évoquait ce qu’il considérait comme des erreurs de traduction.

Margont était stupéfait. Lui-même ne manquait pas d’insolence – un trait de caractère typiquement révolutionnaire –, aussi était-il toujours impressionné quand, il entendait parler de quelqu’un qui le surpassait dans ce domaine. Lorsqu’il s’exprima, il s’adressait autant à Lefine qu’à lui-même.

— En somme, il disait aux inquisiteurs – ces fanatiques parmi les fanatiques – qu’eux avaient la mauvaise Bible et lui la bonne, qu’il était le seul homme sur terre à avoir accès à la parole de Dieu.

— J’aurais voulu y être pour voir ça ! Et, comme les actes des procès inquisitoriaux sont scrupuleusement consignés, les inquisiteurs étaient obligés de lui répondre. ... En outre, Châtel soulignait les irrégularités de son procès. Il connaissait très bien les procédures inquisitoriales, car il soutenait que l’Inquisition devait être rétablie dans tous les pays. Lorsqu’il se trouvait encore à l’abbaye de Pagemont, il avait travaillé sur une actualisation de ces procédures – alors que personne ne lui avait rien demandé de tel. Il paraît qu’il se prenait déjà pour le futur inquisiteur général du royaume de France.

— Mais où trouvait-il le temps ? Les moines sont occupés toute la journée : prier, se faire sermonner dans la salle capitulaire, travailler, prier à nouveau, lire les Saintes Écritures, écouter la parole de Dieu... Les moments libres sont rares et brefs.

— Ce n’était pas indiqué dans le rapport de la police.

— Il devait rogner sur les quelques heures imparties au sommeil...

— L’Inquisition espagnole a fini par le condamner à mort. Mais la sentence ne put pas être appliquée en raison d’un recours, l’appel au pape. Pie VII, nouvellement élu, obtint que la condamnation à mort soit commuée en prison à vie. Châtel croupissait donc dans une geôle madrilène, périssant à petit feu tout en lisant la Bible, que les Inquisiteurs avaient bien voulu lui laisser. C’est finalement Napoléon qui lui a sauvé la vie, en 1808, en supprimant l’Inquisition après avoir investi l’Espagne.

— Châtel ne lui en est pas très reconnaissant... Il prend l’Empereur pour l’Antéchrist. Quand il m’a affirmé cela, j’ai cru qu’il plaisantait... Mais, maintenant, je crois que tout ce qu’il dit est à prendre au pied de la lettre.

— Ensuite, la police a perdu sa trace et je n’ai pas réussi à faire mieux qu’elle. Il n’est réapparu qu’en 1813, à Paris, chez les Épées du Roi. Pour lui non plus, je ne vois pas de lien avec le feu.

— Il ne s’entend pas avec Louis de Leaume. Il a du mal à accepter l’autorité de quiconque. Il est donc incontrôlable... Je crois que, même mener une campagne d’assassinats, c’est encore trop peu à ses yeux. Vers où va-t-il, celui-là ?

Margont était songeur.

— Ils ont tous des vies à l’image de notre époque : mouvementées, pleines de confusion, de contradictions et de périodes d’errance... Dire qu’au lendemain de la Révolution, tout le monde croyait que tout allait évoluer pour le mieux... Que sais-tu sur les autres membres, ceux qui ne sont pas dans le comité directeur ?

— Peu de choses. Il s’agit d’un ensemble hétéroclite : chouans, mystiques que Jean-Baptiste de Châtel a convaincu de rejoindre les Épées du Roi par ses sermons, rescapés d’anciens groupes démantelés... Les plus nombreux sont des royalistes de la dernière heure, qui sentent le vent tourner...

— Qu’est-ce que Charles de Varencourt a réellement appris aux agents de Joseph ?

— Il y a un commentaire de la police à ce sujet. Très peu de choses sur les membres du comité directeur, car il prétend que chacun garde son histoire pour lui-même. Il n’y a que sur le vicomte de Leaume qu’il a fourni des éléments nouveaux, en signalant que celui-ci avait passé au moins deux ans en Angleterre, vivant chez des connaissances dans le Strand, le véritable quartier français royaliste de Londres. Paradoxalement, Varencourt s’est surtout trahi lui-même, car les policiers avaient identifié tous les membres dirigeants de ce groupe... sauf lui ! Varencourt était persuadé qu’on le soupçonnait déjà avant qu’il ne trahisse.

— Bien fait !

— Il a confirmé ce que la police suspectait, à savoir que les Épées du Roi projettent de déclencher un soulèvement populaire en faveur de Louis XVIII.

— L’idée est à la mode. Les monarchistes en rêvent : une Révolution blanche qui abattrait cet empire d’inspiration républicaine pour restaurer le roi. Une sorte de Révolution inversée qui effacerait la Révolution et ses conséquences. Cela me paraît être plutôt un rêve, une façon de refuser d’accepter la réalité.

— L’emblème du groupe. Là encore, la police s’en doutait. La cocarde blanche est trop populaire, estiment les aristocrates. Les sociétés secrètes royalistes aiment à développer leurs propres signes de reconnaissance. Mais Charles de Varencourt a donné une description détaillée de leur emblème. Enfin, c’est lui qui a révélé le projet de campagne d’assassinats. Là, ce que je vais vous dire va vous faire hurler : Varencourt a fourni une liste de onze noms, mais... Natai ne me l’a pas communiquée. Au contraire, il m’a fait savoir que ses supérieurs vous interdisaient d’aborder ce sujet avec Varencourt.