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Margont se retint de s’emporter.

— Comment ?

— Bah, ce n’est pas étonnant si l’on y songe. Joseph doit estimer que cela n’est pas nécessaire à votre enquête et il veut limiter le risque que cette liste de noms circule... Surtout si le sien est dessus ! Voilà, j’ai terminé mon rapport.

— Merci, Fernand ! Ton aide est cruciale ! Essaie de continuer à en apprendre plus sur nos suspects. Le premier qui a du nouveau fait signe à l’autre.

Lefïne s’en alla. Margont demeura un moment allongé dans l’herbe, au pied de l’un des moulins, bercé par un petit vent frais, à contempler Paris.

De retour chez lui, Margont s’aperçut que l’on avait fouillé son logement. Chaque fois qu’il s’apprêtait à sortir, il prenait soin de laisser des objets à une place déterminée. Or ceux-ci avaient été déplacés ! Ses livres n’étaient pas empilés exactement comme ils auraient dû l’être. Sa paillasse s’appuyait contre un mur, alors qu’il aurait dû subsister un interstice. On avait procédé avec un tel soin que, sans ces fins indices, Margont ne se serait rendu compte de rien, puisque aucun objet ne lui avait été volé. D’ailleurs, à bien y songer, il n’était plus si sûr de lui, tout à coup... Avait-on réellement déplacé ces ouvrages et son matelas ? Il ne pouvait pas demander au tenancier de l’auberge qui, à supposer qu’il fût au courant, nierait avoir vu entrer quiconque. Ses doigts glissaient le long des piles de livres, cherchant à s’assurer que la sensation était bien différente de celle d’avant sa rencontre avec Lefïne. Dans la rue, régulièrement, il se croyait suivi. Par un membre des Épées du Roi ? Par un policier qui le prenait pour un royaliste ? Par quelqu’un qui obéissait à des motivations personnelles ? Qu’est-ce qui appartenait à la réalité et qu’est-ce qui n’était qu’impression ?

Il se précipita sur son coffre. Il avait planté un petit clou à l’intérieur, sur le côté gauche, tout au fond. Un fil y était accroché. Avant de s’absenter, il le faisait sortir et l’attachait à une encoche située sur le couvercle. Une fois de retour, il le dénouait. Cette fois-ci, le fil était rompu. On avait bel et bien fouillé chez lui, ce qui, paradoxalement, le rassura. Il n’était pas en train de perdre la raison. Pas encore... Finalement, son lien à la réalité ne tenait qu’à ce fil...

CHAPITRE XIV

Ce 21 mars, du haut du plateau situé au sud d’Arcis-sur-Aube, Napoléon contemplait l’armée de Bohême du généralissime Schwarzenberg. L’Empereur clignait des yeux, incrédule. Il avait battu les Alliés, encore et encore, avec pour tout résultat : ça ! Ces masses compactes qui tapissaient l’horizon. Cent mille hommes au bas mot, en ordre de bataille. Les rectangles monumentaux des divisions, alignés méthodiquement, composaient une toile d’araignée qui attendait l’attaque de l’armée française. Et comme cette dernière ne comptait que trente mille soldats, car une partie des troupes s’était disséminée durant les manoeuvres et les combats... Napoléon croyait que les Austro-Russes étaient en train de battre en retraite. Il fallait qu’ils battent en retraite ! Son regard s’obstinait à scruter cette multitude à la recherche d’un désordre, d’un mouvement de recul...

La réalité finit par s’imposer. C’étaient les Français qui allaient se replier. Mais dans quelle direction ?

La solution la plus évidente était de se rapprocher de Paris, afin de protéger la capitale. Mais qu’allait-il se passer ? Ayant pris conscience du danger qu’il y avait à progresser en ordre dispersé, les aimées alliées allaient se réunir. L’armée de Bohême de Schwarzenberg s’unirait à l’armée de Silésie du maréchal Blücher et toutes deux, encore renforcées par diverses troupes éparpillées, seraient rejointes par les unités les plus proches de l’armée du Nord de Bernadotte. Les Français seraient alors refoulés jusqu’à Paris... Plusieurs membres de l’état-major impérial conseillaient cette option, mais par défaut, parce qu’ils n’en imaginaient pas d’autre.

Napoléon prit alors l’une des décisions les plus critiques de son existence. Cela faisait plusieurs jours déjà qu’il songeait à cette manoeuvre. Il en avait discuté avec ses maréchaux qui, dans l’ensemble, s’y opposaient. Trop complexe et, surtout, bien trop risquée... Mais elle seule permettait d’envisager une victoire. Ce fut donc cette tactique qu’il imposa ce jour-là. L’armée française n’allait pas rétrograder vers Paris, mais contourner les Alliés afin de menacer leurs arrières. Or l’ennemi avait besoin d’un ravitaillement considérable pour nourrir et approvisionner en munitions de telles quantités de troupes. L’Empereur misait également sur son prestige. On le craignait déjà en face de soi, alors quel général oserait lui tourner le dos ? Ce mouvement sèmerait la panique chez les soldats alliés. Il voulait obliger ses adversaires à se lancer à sa poursuite. Il les éloignerait ainsi de Paris, les entraînant vers l’est, où il rallierait les troupes fraîches qui stationnaient dans les places fortes. Mais le point noir de cette tactique était évident : plus personne ne défendrait la route de Paris. C’était un pari, un coup de dés.

CHAPITRE XV

Les doigts tachés, des feuilles plein les mains, Margont rayonnait. Autour de lui, on s’activait, compositeurs et imprimeurs le frôlaient à grandes enjambées. Ah ! Le joyeux bourdonnement de cette ruche dont le miel était de l’encre ! On avait reçu plusieurs commandes qu’il fallait honorer le plus vite possible. Des restaurants changeaient leur menu. En 1800, à la veille de la bataille de Marengo, Napoléon – à l’époque Bonaparte – avait mangé un plat succulent : du poulet agrémenté d’une sauce aux écrevisses, à la tomate, à l’ail et aux petits oignons. Après la bataille, cette recette avait été rebaptisée « poulet Marengo » et connaissait encore aujourd’hui un grand succès. C’était à croire qu’à la saveur de la sauce se mêlait celle de l’aura de cette victoire. Immanquablement, aujourd’hui, un aubergiste annonçait un « boeuf à la Olsuviev ». Certes, quelques semaines auparavant, à la bataille de Champaubert, Napoléon avait pulvérisé la petite armée d’élite du général Olsuviev, inaugurant une étonnante série de victoires. Mais Margont savait que des dizaines d’autres Osulviev suivaient...

Margont suggérait une typographie inhabituelle pour une invitation à un bal, relisait les épreuves... Il s’imaginait encore et toujours imprimant son journal. Ses doigts manipulaient les lettres en plomb avec une aisance de virtuose. Ils composaient des phrases, ses pensées s’en figuraient d’autres qui comportaient le mot « liberté ». À ce double discours s’en mêlait un troisième, royaliste celui-là. Ironie des ironies, Margont essayait de trouver les affiches les plus convaincantes possibles en faveur de la Restauration. Plus il brillerait dans ce domaine, plus il gagnerait la confiance des Épées du Roi. Mais cette arme était à double tranchant. Et si ces derniers, enthousiastes, révélaient ses discours à d’autres groupes royalistes ? Et si Paris s’en retrouvait tapissé ?

Mathurin Jelent croisait le chemin de Margont, lui annonçait des commandes, contrôlait les comptes avec lui... Lui savait que Margont jouait un rôle, mais jamais son visage ne le trahissait. Son naturel était désarmant.

Un gamin des rues fit irruption dans l’imprimerie. Famélique, fier et agressif, il ressemblait à un coquelet trônant sur des ruines. Un employé s’empara d’une barre métallique, souvenir d’une vieille presse devenue inutilisable, et la posa sur son épaule. Des bandes d’enfants à la dérive écumaient la capitale, terrorisant les passants...