— M’sieur de Langés, vot’ami Fernand veut vous voir, vu qu’il a vite besoin d’argent. Sinon, y en a qui vont l’envoyer nager dans la Seine...
Margont lui emboîta le pas, saisissant au vol manteau et chapeau. Le garçon le conduisit dans une petite rue du faubourg Saint-Germain, où se trouvait Lefine, qui le gratifia d’une pièce.
— Que se passe-t-il ? interrogea Margont.
Cette histoire de dette était un code à utiliser en cas d’urgence. Lefine lui expliqua qu’ils se trouvaient juste à côté de chez Catherine de Saltonges. Il s’agissait de la demeure de ses parents, qui s’étaient retirés à la campagne pour fuir le scandale lié au divorce de leur fille.
Autrefois l’un des hauts lieux de la noblesse, Saint-Germain avait connu bien des vicissitudes. De nombreux propriétaires avaient émigré pour fuir la Révolution, abandonnant leurs hôtels particuliers qui avaient été saisis, déclarés biens nationaux puis revendus. Ici coexistaient donc des populations diverses : aristocrates, républicains enrichis par le tourbillon d’événements des dernières années, hauts personnages de l’Empire – le maréchal Davout, le prince Eugène de Beauharnais, Cambacérès... ― et armées de fonctionnaires qui travaillaient dans les ministères de la Guerre, de l’Intérieur, des Cultes, des Relations extérieures... Tout cela composait une étonnante mosaïque blanc royaliste, bleu républicain et doré impérial.
Désignant l’enfant, Lefine annonça :
— Je vous présente Michel. C’est son frère et lui que j’ai chargés de surveiller Catherine de Saltonges.
Margont n’en revenait pas.
— Lui, c’est l’un de ces hommes de confiance auxquels tu fais appel ?
— Oui ! Quand on a peur d’être suivi, on se retourne et on cherche du regard un individu à l’air suspect. Mais qui remarque un garnement, mendiant qui plus est ? Michel, raconte ce que tu as vu.
— Cette femme, elle fait des choses bizarres... Elle arrête pas de pleurer depuis hier. Ce matin, deux fois, elle est sortie, seule, elle a fait quelques pas dans la rue, elle s’est mise à pleurer, elle a changé d’avis et elle est rentrée chez elle.
Si, dans l’imprimerie, il s’était comporté en parfait enfant des rues, il s’exprimait mieux maintenant. Il jubilait de berner son monde. De la graine de Lefine !
— La troisième fois, elle est allée rue de la Garance. C’est dans le faubourg Saint-Antoine. Elle essayait qu’on la suive pas, mais moi j’étais toujours là. Et facile, encore ! Une femme lui a ouvert. Votre dame y est restée une heure, je dirais. Puis elle est ressortie en pleurant, et toute blanche ! On aurait dit que c’était qu’elle allait monter à l’échafaud. Elle est rentrée chez elle y a quatre ou cinq heures... J’ai hésité, puis j’ai averti Fernand...
— Tu as eu raison. Qu’est-ce qu’elle est allée faire dans ce quartier ? Bon, Fernand, tu restes ici, au cas où elle sortirait une nouvelle fois. Toi, Michel, tu vas me conduire chez cette personne qu’elle est allée voir.
— C’est risqué... intervint Lefine.
Il n’osait pas en dire plus devant Michel, qui semblait regarder distraitement ailleurs, signe qu’il brûlait d’en apprendre plus. Margont avait déjà pesé le pour et le contre. Certes, en agissant ainsi, la femme qu’il allait rencontrer risquait de signaler sa visite à Catherine de Saltonges. Mais alors, il pourrait toujours prétendre qu’il se renseignait sur les autres membres du groupe, comme eux-mêmes devaient essayer de se renseigner sur lui. Son enquête ne progressait pas aussi vite que la situation militaire, le manque de temps l’obligeait à agir, quitte à abaisser légèrement sa garde.
— Allons-y, Michel, trancha-t-il.
CHAPITRE XVI
Sa main frappait déjà à la porte que Margont en était encore à se demander comment il allait trouver une raison plausible à sa venue. Lui habituellement si méthodique, lui qui échafaudait toujours des plans qu’il hiérarchisait, le voilà qui improvisait. Une femme lui ouvrit. La cinquantaine, cheveux gris, visage souriant, manières affables... C’était à n’en pas douter la personne que venait de lui décrire Michel. Elle le fit entrer sans poser de questions, le plus naturellement du monde !
Le logement était exigu, mais bien rangé. Très propre, aussi. L’organisation de l’espace intriguait. La pièce dans laquelle ils se trouvaient servait à la fois de cuisine et de chambre à coucher, avec un lit bordé, impeccablement fait. Pourtant, une porte, fermée, indiquait qu’il existait une autre pièce. Les lieux étaient à l’image de celle qui y résidait : avenants. La femme invita Margont à s’asseoir. « Pourquoi veille-t-elle à ce point à mettre les gens en confiance ? » se demanda-t-il. La chaise qu’elle lui avait présentée était disposée de telle manière qu’elle ne plaçait pas la porte de l’autre pièce au centre du regard. Mais elle ne la dissimulait pas non plus, la reléguant discrètement sur le côté. Margont devina que ce n’était pas une coïncidence. Tout ici était trop bien calculé. Le fin mot de ce mystère se trouvait derrière cette porte.
— Puis-je savoir qui vous a parlé de moi ? interrogea la femme.
Elle lui souriait. Toutefois, sa question était précise.
— Une amie...
— C’est toujours une amie qui parle de moi. Mais j’ai besoin de savoir qui exactement. Autrement, je ne pourrai rien faire pour vous...
Souple et ferme. Une personne étonnante... Si elle avait été un homme, Margont l’aurait prise pour un ancien soldat. Elle avait l’habitude d’affronter des situations difficiles. D’ailleurs, elle l’avait laissé entrer ainsi chez elle. Il pouvait être un voleur... Elle devait savoir se défendre. Ou alors, ce qu’elle faisait l’obligeait à se comporter de la sorte. Si elle avait tenté de le séduire, il aurait songé qu’elle se prostituait. S’agissait-il d’une entremetteuse ? Catherine de Saltonges était-elle venue se prostituer ici, dans une chambre située derrière cette mystérieuse porte ? Mais cette hypothèse était en si nette rupture avec ce qu’il croyait connaître d’elle ! Son mari l’aurait-il corrompue et rendue semblable à lui-même ? Margont en rougit, et son trouble rassura la femme.
— Ne soyez pas gêné, monsieur, votre réaction est naturelle. Soyez persuadé que je ne dirai rien.
C’était bien cela le problème... Elle attendait une réponse. « Allons-y au culot, à la Charles de Varencourt », se dit Margont.
— C’est Mlle Catherine de Saltonges qui m’a parlé de vous.
La réponse mit son interlocutrice en confiance.
— Tout se passe bien ? J’étais inquiète pour elle.
— Elle pleure encore beaucoup...
— C’est compréhensible. Quand l’enfant est là, on s’inquiète, on panique, on veut qu’il parte et, une fois qu’il n’est plus là, on se demande si on a fait le bon choix...
Une faiseuse d’anges ! Catherine de Saltonges était venue se faire avorter. Qui était le père ? Pourquoi n’avait-elle pas gardé l’enfant ? Les questions éclataient dans la tête de Margont.
— Elle a tellement hésité... dit-elle.
Sa phrase s’acheva sur un silence incertain. Elle se demandait si elle n’était pas en train d’en dire trop. Margont songea que, qui dit enfant dit mère, mais aussi père. Il hasarda :
— C’est-à-dire que... Le père... Enfin, j’ignore si elle vous en a dit quelques mots...
— Oui, elle s’est confiée à moi, elle avait besoin de parler à quelqu’un. Hélas ! Elle aurait dû tout lui révéler ! Il avait le droit de savoir... S’il l’avait soutenue, je suis persuadée qu’elle aurait gardé cet enfant. Au début, elle me répétait qu’il devait d’abord régler une affaire... Puis elle a fini par m’avouer qu’il n’était pas au courant. Elle estimait que sa souffrance était déjà bien assez grande comme cela, qu’il n’aurait pu ni accueillir cet enfant, ni assumer la décision de ne pas le garder. Elle se désolait d’être tombée enceinte si vite, alors qu’elle avait été mariée pendant quatre ans et demi sans que survienne un tel événement. Elle m’a avoué qu’en dépit de son âge, elle espérait qu’un jour elle aurait à nouveau un enfant de son amant, mais que, cette fois, ils pourraient l’accueillir et l’élever. Ensemble. Quelle tristesse ! Cet homme doit avoir des soucis bien graves...