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Michel s’amusait de cet homme qui était visiblement un soldat – il portait une cicatrice à la joue gauche et ses manières assurées évoquaient celles de qui a déjà fait face avec succès à des situations éprouvantes –, mais avait du mal à supporter une heure d’inactivité. Lui, au contraire, appréciait beaucoup la situation. Être payé à ne rien faire ? Quoi de mieux ?

— Vous allez nous faire repérer, chef ! lança-t-il avec le plus ironique des sourires.

— Ne m’appelle pas « chef ».

— Le chef, c’est celui qui paie, chef. Si vous arrêtez pas de marcher dans tous les sens et de tourner en rond, on va attirer l’attention. Faut se fondre dans la foule, mais, vous, elle vous énerve, la foule.

— C’est parce qu’elle ne bouge pas assez vite. Tu as raison, je vais me calmer.

Une demi-heure plus tard, il était moins calme que jamais. Il allait retourner à l’imprimerie lorsque la porte d’entrée s’ouvrit. Il se tapit contre l’angle du mur de la ruelle. Michel était consterné.

— Ben, heureusement que vot’dame pleure encore et qu’elle y voit rien, sinon, elle se demanderait qui c’est cet homme qui bondit contre un mur et salit son manteau juste au moment où elle sort de chez elle...

— Tu restes ici, Michel.

— Ah ça oui, j’préfère...

Margont se lança à la suite de Catherine de Saltonges. Il n’était pas susceptible, il pouvait reconnaître que ce garnement avait raison. Il affecta donc d’être un promeneur comme les autres, le col relevé sous prétexte qu’il faisait froid et un chapeau enfoncé sur la tête. Ainsi, il n’était pas reconnaissable au premier coup d’oeil. En outre, la foule le dissimulait bien.

Catherine de Saltonges cheminait de manière étrange dans le boulevard Saint-Germain. Tantôt elle marchait vite, tantôt elle s’arrêtait presque. L’indécision rendait décousus ses mouvements. Elle bifurqua pour se diriger vers la Seine, gagna le quai, s’approcha du fleuve, s’approcha encore...

« Elle va sauter ! » songea Margont. Que faire ? La sauver et réduire à néant tous ses efforts pour être admis chez les Épées du Roi ? Appeler à l’aide ? Catherine de Saltonges se pencha au-dessus de l’eau verte et glacée. Un fil invisible la tira doucement en arrière. Toutefois, elle continua à longer le quai. C’était comme si elle cheminait à côté de la Mort et que, paradoxalement, la présence de celle-ci la rassurait. Finalement, elle revint sur ses pas et emprunta le vieux pont Saint-Michel, qui ressemblait à un paon déplumé depuis qu’en 1809 on avait détruit la soixantaine de maisons qui en avaient orné les côtés pendant presque deux siècles.

Lorsqu’elle eut atteint l’île de la Cité, elle traversa le parvis de la cathédrale et pénétra dans Notre-Dame. Margont s’y engagea à son tour et se plaça sur le côté, pour cheminer discrètement, d’une colonne à l’autre. Alors que, sous la Révolution, des milliers d’églises et d’abbayes avaient été saccagées, pillées, transformées en écuries ou en carrières de pierres déjà prêtes à l’emploi, voire en... Bourse (la Bourse de Paris s’était installée dans l’église des Petits-Pères de 1796 à 1807), Notre-Dame avait été relativement respectée. Napoléon y avait même été sacré empereur des Français, le 2 décembre 1804.

Les pas de Catherine de Saltonges résonnaient avec une force étonnante, comme si le fardeau qu’elle portait l’alourdissait. Sa silhouette paraissait minuscule au milieu des vertigineuses verticales des colonnes. Dans la demi-pénombre, les vitraux multicolores luisaient, lumière de Dieu s’adressant aux hommes par des images.

Elle gagna une chapelle, s’agenouilla – ou plutôt se laissa tomber à genoux – et joignit les mains. Elle était immobile, si happée par sa prière qu’elle semblait s’être changée en statue de sel. Le Christ sur sa croix la contemplait avec une compassion telle qu’il semblait sur le point de déchirer ses mains pour se libérer des clous afin de pouvoir la serrer dans ses bras.

Un long moment s’écoula ainsi. Quand, enfin, elle bougea à nouveau, elle s’inclina, comme pour se prosterner, puis se leva et s’en retourna d’un pas chancelant. Elle s’arrêta à la croisée de la nef et du transept et leva la tête pour contempler la voûte. À cet endroit, un médaillon peint représentait la Vierge tenant le Christ enfant dans ses bras, sur un fond de nuit étoilée. Catherine de Saltonges réprima un sanglot.

Mais, quand elle atteignit la lumière du seuil, sa marche se raffermit. Ne pas révéler ses blessures et ses faiblesses. Jamais.

Margont hésita. Au lieu de la suivre, il se dirigea vers la chapelle. Au pied de la croix, au milieu des cierges allumés, se trouvaient trois petits objets placés les uns contre les autres. Un mouchoir de femme plié, un bouton et un jonc en or juste assez large pour orner le poignet d’un nourrisson...

La main que tendit Margont était dévorée de l’intérieur par les insectes imaginaires nés de sa culpabilité. Le bouton était en métal doré, comme un bouton d’uniforme. Mais on l’avait martelé avec un objet plat. Pas avec un marteau, car il aurait été fendu et écrasé. Un talon de chaussure ? Hélas, le symbole qui le décorait était très abîmé : peut-être un chiffre ou une lettre, un emblème, l’association de deux motifs...

Margont décida de laisser les deux autres objets, car ils ne lui apprendraient rien qu’il ne sache déjà. Le jonc ne tarderait pas à être volé. Catherine de Saltonges ne voulait pas garder ce bijou qu’elle avait destiné à son nouveau-né. Mais elle n’avait pas pu se résoudre à l’offrir, à le faire fondre ou à le jeter. Elle l’avait remis au Christ, dans l’espoir que celui-ci ferait en sorte qu’une mère vienne le prier et s’autorise à le prendre pour le placer au poignet de son enfant.

Il posa un genou à terre et racla la tranche du bouton sur le sol, juste à côté du mouchoir et du jonc, laissant une trace parsemée de poussière dorée. Puis il le glissa dans sa poche.

Il sortit et rattrapa Catherine de Saltonges, qui rentrait chez elle à pas lents. Il songeait au mystère de cette famille : une femme qui avait failli se jeter dans la Seine, un enfant mort avant la naissance et un homme pareil à un bouton broyé...

CHAPITRE XVIII

Les aiguilles étaient alignées sur la table, de même que les pots en terre cuite. Cette organisation géométrique le rassurait. La première avait été enduite de curare quarante-huit heures plus tôt, la suivante trente-six heures, puis trente, vingt-quatre, dix-huit, douze, neuf, six, cinq, quatre, trois, deux et une. Il saisit la plus ancienne et s’approcha du lapin qu’il avait acheté aux Halles. L’animal tremblait dans sa cage, tentait de se faufiler entre les barreaux... L’homme le piqua, la bête grogna et se mit à bondir dans sa prison. Cette agitation accélérait la circulation du sang et précipitait l’action du poison. Le lapin continua à se démener et à heurter les parois. Échec. Au bout de quarante-huit heures, le curare s’évaporait ou s’altérait à l’air libre et n’agissait plus. Il s’était attendu à ce genre de problème... Ce produit était mal connu, d’une part parce qu’il était fort difficile de se le procurer et, d’autre part, parce qu’il en existait des multitudes de variantes.

Il prit l’aiguille suivante et piqua à nouveau son cobaye. Nouvel échec. Les mouvements de l’animal, plus désordonnés que jamais, contrastaient avec l’ordonnance irréprochable des aiguilles. Troisième essai, troisième échec. Le produit s’était-il détérioré à l’intérieur même du pot ? Quatrième piqûre, même absence de résultat. Il sentait la colère l’envahir. Il eut envie de tordre le cou à ce stupide lapin, de faire craquer ses vertèbres pour le rendre aussi immobile que les autres objets de la pièce. Mais il contint cette montée de rage. Il avait l’habitude.

L’aiguille des quatre heures fut efficace : mort instantanée. Une fois l’aiguille enduite de curare, il tenterait donc d’agir en moins de quatre heures. C’était peu... Par conséquent, il lui faudrait dissimuler le pot sur lui, au cas où trop de temps s’écoulerait et où il lui faudrait réimprégner son aiguille... Peu importait ! Il avait le poison, tout le reste n’était plus qu’une question d’organisation, de méthode.