Выбрать главу

CHAPITRE XIX

Margont tournait en rond dans son logement. Lui qui avait connu l’immensité du désert durant la campagne d’Égypte, les plaines sans fin de Russie, il suffoquait dans cette cage à poules. Par moments, le jeu des ombres et son imagination exacerbée s’associaient pour modifier la couleur des lieux. Les murs prenaient une tonalité légèrement ocre, se rapprochaient comme pour le broyer et il se retrouvait à nouveau dans sa cellule monastique de Saint-Guilhem-le-Désert. Semblant appartenir à un autre monde, Lefine était allongé sur la paillasse. Margont avait insisté pour qu’il l’accompagne jusque chez lui.

— Je peux m’en aller, maintenant, chevalier ? ironisa Lefine.

— Non, j’ai besoin de toi.

— Ça n’est pas très malin de m’obliger à être ici.

— On n’a plus le temps d’être malins. Ou plutôt, il faut être différemment malins.

Lefine se leva prestement et s’avança vers son ami, tel un chat au repos qui bondit sur ses pattes, car il pressent un danger. Margont lui fît face.

— Tu n’es pas obligé d’accepter le plan que je vais te proposer...

— J’ai déjà envie de refuser...

— Notre enquête est comme une course imposée par la situation militaire et je sens que nous sommes en train de nous faire dépasser.

— Forcément, avec ce canard boiteux de Joseph...

— Si la population réalisait que la guerre est à nos portes, elle s’empresserait d’acheter tout ce qui se mange et le coût des denrées deviendrait incontrôlable ! Or les prix n’ont pas augmenté, ils n’ont même pas frémi ! Tout Paris est aveugle ! Pratiquement personne ne se préoccupe de la défense... L’impréparation offre une grande marge de manoeuvre aux groupes monarchistes déterminés...

Lefine songea qu’il y avait peut-être là quelque affaire formidable à réaliser. Acheter des poules aujourd’hui et les revendre le quintuple dans deux semaines ?

— Mais quel est votre nouveau plan qui, visiblement, me concerne ?

— Avec tout ce que ces royalistes ont vécu, ils ont appris à se protéger. Je ne me fais pas d’illusion, je n’ai été admis qu’en surface. On m’écoute, mais on ne me révèle rien. Tout est cloisonné, chaque membre est au courant d’une chose que son voisin ignore, et vice versa. Ce groupe fonctionne un peu comme une commode qui recèle bien des secrets et chacun n’a accès qu’à un ou deux tiroirs qui lui sont réservés. Seul Louis de Leaume doit avoir une vue d’ensemble des plans du groupe – et encore, je n’en suis pas entièrement convaincu ! J’ai été accepté dans le comité directeur, mais on ne m’a pas dit un mot au sujet de ce projet d’assassinats visant à déstabiliser la défense de Paris. J’avoue que je croyais que les partisans de cette méthode expéditive m’en parleraient, dans l’espoir de me gagner à leur cause et de faire ainsi pencher la balance en leur faveur. Bien sûr, on se méfie de moi. Cependant, on sent qu’ils ont aussi envie d’agir. Donc, en résumé, ce groupe prépare deux plans. Le premier : mener des actions de propagande pour soulever une partie des Parisiens en faveur du roi. Le second : employer le moyen des meurtres – heureusement, certains membres ne sont pas d’accord pour l’instant. Et s’il en existait un troisième ?

— Sur quoi vous fondez-vous pour envisager cela ?

— Louis de Leaume et Jean-Baptiste de Châtel ont tous deux une personnalité propice à l’action et à la violence, même si c’est pour des raisons différentes. Ce sont des ultras et les deux plans que je viens de citer ne sont sans doute pas assez efficaces pour eux.

— Tuer des gens, ce n’est pas faire assez preuve d’intransigeance ?

— Non. Pas pour de tels fanatiques.

Margont ajouta :

— J’ai l’impression de les comprendre tous les deux, tu sais. Parce que je partage avec eux un trait de caractère fondamental : l’idéalisme. Oh, certes, il ne s’agit pas des mêmes idéaux ! Cela fait que je me sens à la fois proche et loin d’eux. Il n’y a rien de plus beau que l’idéalisme. Mais il n’y a rien de pire non plus. Si tu regardes l’histoire de l’humanité, c’est l’idéalisme qui nous a apporté un grand nombre de progrès, d’améliorations, de bonds en avant... Mais on lui doit aussi une si longue liste de carnages et autres abominations... Pour eux, ces deux plans ne constituent pas un alcool assez fort pour étancher leur soif d’action.

Lefine essayait de rassembler ses idées. Voilà encore une demi-heure, il avait une vision claire de la situation. Maintenant, tout était en désordre ! Son esprit était une mare habituellement sereine dans laquelle Margont venait jeter ses hypothèses comme des pavés, soulevant boue et vase.

— Mais Charles de Varencourt nous informe et le bougre aime l’argent...

— Est-il seulement au courant ? Ou alors il a peur de parler, ou bien il attend que les prix montent... À moins qu’il ne soit dans les deux camps à la fois, afin d’être sûr de se retrouver du côté des gagnants.

— Je ne vois toujours pas ce que vous attendez de moi...

— Quand les choses ne bougent pas assez vite, parfois, il faut donner un bon coup de pied dans la fourmilière...

— Et le coup de pied, c’est moi...

— Ce groupe est semblable à un liquide qui mijote sur le feu des événements. Si l’on attend que la flamme soit plus vive pour qu’il se manifeste, il sera trop tard. Non, je propose de rajouter un ingrédient – toi ! ― pour créer une instabilité qui les obligera à abaisser leur garde.

— Ah, vous voulez jouer les alchimistes ! Seulement, à vouloir manipuler du soufre dans l’espoir de transformer le plomb en or, vous savez combien d’entre eux ont explosé avec leurs mélanges ?

— Tu n’es pas obligé d’accepter. Si tu es d’accord, tu n’as qu’à rester ici avec moi. Je sais que l’on me surveille régulièrement : tu finiras par être repéré. Sinon, tu peux t’en aller.

Lefine était plus partagé que jamais. Son instinct de survie lui criait de se précipiter vers la porte. D’un autre côté... Il était toujours persuadé que, dans les situations difficiles, Margont n’allait pas s’en sortir sans son aide. Et il ne voulait pas perdre son meilleur ami. Parce que, quand le monde napoléonien aurait définitivement volé en éclats, quand tout se serait effondré, quand la Révolution ne serait plus qu’un vieux souvenir, un fantôme pesant que plus personne n’oserait évoquer, que lui resterait-il à part Margont, Saber, Brémond et Pique-bois ? Ainsi, Margont songeait au macrocosme abstrait des idéaux universels, Lefine au microcosme concret de son nombril. Margont affectait de poursuivre ses déductions. Mais Lefine voyait bien qu’en réalité ses pensées se centraient sur cette question : son ami allait-il accepter ? Margont avait beau être complexe et se lancer dans des raisonnements élaborés, parfois, il était transparent. Et, dans ces moments-là, il ne s’en rendait même pas compte.

— C’est bon, c’est d’accord. Mais cela va coûter bien cher à Joseph ! On va me les payer, mes soldes de fin 1812, de 1813 et de début 1814, et avec des intérêts encore !

— Je te remercie, Fernand ! Mais alors, qui aura accès aux rapports de police ?

— Toujours moi. Je saurai faire en sorte que l’on ne puisse pas me suivre quand je me rends chez Natai.

— Très bien. Tu n’as qu’à me côtoyer de temps en temps, et les Épées du Roi auront tôt fait de te remarquer. Faisons le point. Justement, au fait, où en est-elle, la police ?

— J’ai lu une copie du rapport des inspecteurs de la Police générale chargés d’enquêter sur la mort de Berle. Leurs investigations concernant le colonel – interrogatoires des domestiques et des proches, vérification de sa fortune, lecture de ses courriers... ― n’ont rien donné. Pas de liaison, pas de dettes, pas d’ennemis en colère contre lui au point de le mutiler et de l’assassiner...