— Pourquoi emploies-tu les mots dans cet ordre alors que nous savons que les brûlures ont eu lieu après la mort ? Les inspecteurs de la Police générale n’ont pas découvert cela ?
— Non...
— Ont-ils fini par apprendre que l’on avait trouvé un emblème royaliste épinglé sur la victime ?
— Non plus...
— Joseph coupe cette enquête en deux, et nous seuls disposons des deux morceaux.
— Il mise uniquement sur nous, dit Lefine. Comme nous le pensions, il n’y a pas eu de vol d’objets de valeur. Seuls ont disparu les écrits du colonel concernant la défense de Paris. La Police générale a éliminé la piste d’un crime perpétré pour des motifs privés. Elle est arrivée à la conclusion que le ou les assassins étaient des partisans royalistes. Les inspecteurs en sont là. Ils aboutissent là où nous avons commencé...
Margont lui raconta ce qu’il avait découvert durant la journée. Puis il lui lança le bouton avec un air de défi. Lefine l’attrapa en claquant des mains. Il l’examina avec attention, le faisant lentement tourner entre ses doigts, près de ses yeux.
— C’est un bouton de l’armée... Il y a un chiffre ou une lettre, ou plusieurs... C’est trop abîmé...
Son air devint de plus en plus dépité. Ce bouton qui recelait la solution d’une énigme était pareil à une coque de noix sur laquelle tous deux se cassaient les dents.
— Toi aussi, tu penses à un bouton d’uniforme, dit Margont. Seulement, des boutons en métal doré et décorés, des multitudes de soldats en portent... Ceux de l’artillerie à pied de la Garde impériale sont ornés de deux tubes de canon croisés et surmontés de l’aigle impériale. Ceux des grenadiers de la Vieille Garde ont aussi l’aigle impériale. Notre ami Jean-Quenin a toujours sur son habit son bouton de 1798 qui n’est plus réglementaire et qui arbore la mention « Hôpitaux militaires » et un bonnet phrygien surplombant le mot «Humanité »... Ses autres boutons ont un faisceau formé de trois baguettes autour duquel s’enroule le serpent d’Épidaure, surmonté du miroir de la prudence et entouré d’une branche de chêne et d’une autre de laurier. Ceux des douaniers sont également décorés, mais j’ignore ce qu’il en est dans le détail. Ceux de l’infanterie légère ont le numéro de leur régiment inscrit à l’intérieur d’un cor de chasse. Habituellement, ces boutons sont en étain, donc argentés. Seulement, je ne peux pas te certifier qu’il n’existe aucun régiment léger ayant, lui, des boutons dorés. D’autant plus que l’infanterie de ligne est supposée avoir des boutons dorés, mais plusieurs de ses régiments en ont des argentés. Et je ne connais pas la multitude des cas particuliers, les boutons de la marine, du génie...
— Quand on pense qu’on ne nous paie plus nos soldes et qu’on a des tenues d’un luxe pareil ! Tous les soldats pourraient avoir les mêmes boutons ! Mais non ! En plus, les règlements régissant les uniformes ne sont pas toujours respectés, tel régiment a ses manies, tel autre ses traditions, tel autre encore a improvisé avec les fournitures qu’il avait sous la main... Que notre cher colonel Saber dise tout à coup : « Je veux que tous mes soldats aient des boutons d’uniforme portant le numéro de notre légion en chiffres romains précédés d’un « S » pour « Saber » », et on est tous bons pour se les payer avec le peu d’argent qui nous reste...
— Ou peut-être que nous faisons fausse route. Il pourrait s’agir du bouton d’un somptueux habit civil. J’ignore comment un comte ou un baron s’habillait sous l’Ancien Régime... Toi qui as tant de relations, connais-tu quelqu’un qui pourrait nous aider ?
— Parfaitement ! J’ai un ami qui travaille dans l’intendance. S’il y a quelqu’un qui est susceptible de s’y connaître en boutons militaires, c’est lui.
— Je compte sur toi. Autre piste : le feu.
Il brandit la Bible. Lefine se revit brièvement enfant – en pleurs, mais de rage ! –, traîné manu militari à l’église par son père, qui espérait que Dieu allait remettre dans le droit chemin cette « graine de voleur ». Depuis lors, il se tenait aussi loin que possible des Saintes Écritures. Margont, au contraire, en tournait les pages avec une aisance de prédicateur.
— Job, chapitre 1, verset 16 : «Il parlait encore quand un autre survint qui disait : « Un feu de Dieu est tombé du ciel, brûlant moutons et serviteurs. Il les a consumés, et seul j’en ai réchappé pour te l’annoncer. » »
Ses doigts s’agitèrent à nouveau.
— Lévitique, chapitre 10, versets 1 et 2 : « Or Nadav et Avihou, fils d’Aaron, prenant chacun leur encensoir, y mirent du feu sur lequel ils déposèrent du parfum. Ils présentèrent ainsi devant le Seigneur un feu profane qu’il ne leur avait pas ordonné. Alors un feu sortit de devant le Seigneur et les dévora ; et ils moururent devant le Seigneur. »
Lefine se sentait mal à l’aise. Il ne croyait pas en Dieu. Mais si celui-ci existait bel et bien et si la Bible était effectivement sa parole, Il ne ressemblait pas exactement à ce « Dieu de bonté et d’amour » pour lequel on avait l’habitude de le prendre... Inébranlable, Margont poursuivait et ses propos épars commençaient à s’assembler pour composer un ensemble aussi cohérent qu’inquiétant.
— Deutéronome, chapitre 5, versets 23 et 24 : « Lorsque vous eûtes entendu la voix au milieu des ténèbres, et tandis que la montagne était toute en feu, vos chefs de tribus et vos anciens s’approchèrent tous de moi, et vous dîtes : « Voici, l’Éternel, notre Dieu, nous a montré sa gloire et sa grandeur, et nous avons entendu sa voix au milieu du feu ; aujourd’hui, nous avons vu que Dieu a parlé à des hommes et qu’ils sont demeurés vivants. » »
« Ésaïe, chapitre 66, versets 15 et 16 : « Voici en effet le Seigneur : c’est dans du feu qu’il vient, ses chars pareils à une tempête, pour régler sa dette de colère par de la fureur et sa dette de menaces par les flammes du feu. Oui, c’est armé du feu que le Seigneur entre en jugement avec toute chair, et aussi armé de son épée : nombreux seront les êtres transpercés par le Seigneur. » »
Nouvelles pages. Plus les passages s’accumulaient, plus ils prenaient de la force, comme si, effectivement, chacun avait été un feu qui, venant s’ajouter aux autres, constituait un immense brasier.
— Jérémie, chapitre 5, verset 14 : « C’est pourquoi, ainsi parle le Seigneur, le Dieu des puissances : « Parce que vous tenez ces propos, de mes paroles qui sont dans ta bouche, je vais faire un feu, et de ce peuple, des fagots : le feu les dévorera. » »
« Et enfin, bien sûr, l’Apocalypse, chapitre 8, verset 5 : « L’ange prit alors l’encensoir, il le remplit du feu de l’autel et le jeta sur la terre : et ce furent des tonnerres, des voix, des éclairs et un tremblement de terre. » »
« Qu’en conclus-tu ?
— Que je préfère m’occuper du bouton...
Margont referma la Bible en la faisant claquer entre ses mains.
— Le feu possède une double symbolique dans les Saintes Écritures. Soit il a une valeur positive, il incarne la Parole de Dieu, le Saint-Esprit, l’esprit de Dieu... Soit, au contraire, il est l’illustration de sa Toute-Puissance, l’instrument de sa colère, la Colère de Dieu... Et si Jean-Baptiste de Châtel se croyait investi d’une mission divine ? Terrasser par le feu l’Antéchrist : Napoléon.
— Mais qui est-ce, exactement, l’Antéchrist ?
— Un homme conseillé par Satan. Il débutera de manière humble, puis se lancera dans une série effrénée de conquêtes, « abattra trois rois » ― d’après Daniel – et deviendra lui-même un souverain. Sa puissance grandira encore et s’étendra « sur toute tribu, sur tout peuple, sur toute langue et sur toute nation », au dire de l’Apocalypse.