Выбрать главу

CHAPITRE XXIV

Le 26 mars, Margont se présentait à nouveau devant Joseph Bonaparte et Talleyrand. Puisqu’il n’était plus question de se voir aux Tuileries, il s’était rendu dans un hôtel particulier de l’île Saint-Louis, dont Mathurin Jelent lui avait communiqué l’adresse.

Leur première rencontre avait eu lieu à peine dix jours plus tôt et, pourtant, ces deux hauts dignitaires froncèrent les sourcils en apercevant Margont, se demandant s’il n’y avait pas eu une erreur, s’il ne s’agissait pas d’une autre personne que celle qu’ils avaient convoquée... Les vêtements de leur espion étaient vieillis, défraîchis, passés de mode. Mais il les portait d’un air compassé, hautain. Il tenait à la main une cravache et semblait prêt à frapper ceux qui ne lui obéiraient pas assez vite. On eût dit un baron tenant salon dans les décombres de son château dévasté par la Révolution. Il affichait une telle morgue que Joseph ne put s’empêcher de s’exclamer :

— Cela suffit, maintenant !

Au contraire, Talleyrand l’applaudit mollement.

— Quelle transformation ! Un homme tel que vous trouvera toujours un emploi auprès de moi, quelles que soient les circonstances.

— Mais voudrai-je de cet emploi, voilà qui est une autre question... répondit Margont.

— Où en êtes-vous, major ? demanda Joseph.

Le commandant de l’armée et de la garde nationale de Paris avait parlé d’un ton mielleux, mais on percevait de l’ironie. Ce miel-là était empoisonné. Margont devina qu’on allait l’accabler de reproches. Il conserva son calme et présenta un rapport synthétique. Lorsqu’il affirma être sûr que les Épées du Roi tramaient une insurrection armée, conformément à ce que prétendait Charles de Varencourt, Joseph perdit de sa superbe. De manière paradoxale, il semblait plus s’inquiéter des quelques milliers d’ennemis qui se cachaient dans Paris que des centaines de milliers de ceux qui affrontaient l’armée française. Il était convaincu que son frère viendrait à bout de cette coalition. En revanche, tout ce qui concernait un ennemi intérieur, intra-muros, était de son ressort.

— Mais il y a plus préoccupant encore, ajouta Margont.

Joseph et Talleyrand ne cachèrent pas leur surprise. Il évoqua les soupçons qu’il nourrissait quant à l’existence d’un troisième plan. Talleyrand se rallia d’emblée à cette hypothèse. Possédait-il des informations qu’il conservait pour lui ? Joseph, au contraire, exprimait le scepticisme agressif de ceux qui ont eu leur soûl de mauvaises nouvelles et ne veulent désormais entendre que du bon et du rassurant.

— Que peut-il y avoir de pire qu’une campagne d’assassinats visant à préparer une rébellion dans notre dos, major ?

Il avait prononcé ce dernier mot comme il aurait dit « fourmi ».

— Je l’ignore, Votre Excellence. Mais, croyez-moi, au moins deux des membres du comité directeur de ce groupe, le vicomte Louis de Leaume et Jean-Baptiste de Châtel, ne se contenteront pas de cela. Ils veulent une action plus grande, plus forte, plus fracassante.

Talleyrand, pensif, ne fixait plus son interlocuteur.

— Nous aurions donc affaire à une hydre dont chaque tête représenterait une menace différente, les têtes les plus voyantes dissimulant la plus dangereuse... Voilà une stratégie diablement rusée...

Il était étonnant de l’entendre utiliser le mot « diablement », lui que l’on surnommait « le diable boiteux »... Coïncidence ? Ou l’avait-il fait exprès, sous-entendant par là qu’il était lui aussi capable d’engendrer des hydres ? Margont en était à ces réflexions lorsque Talleyrand tourna vers lui son regard et sourit, en réponse à ces pensées qu’il avait percées à jour. Joseph se décomposait. Les catastrophes s’abattaient sur lui à un rythme effréné : quand donc cette maudite avalanche cesserait-elle enfin ?

— Quand on se trouve face à une hydre, il faut trancher toutes les têtes d’un seul coup, marmonna-t-il. Il faut les arrêter. Tous ! Pas un ne doit manquer ! Décapitons ce groupe et prions pour que la base, privée de ses chefs et paralysée par la peur, s’en trouve inactivée. Major, nous changeons le but de votre mission. Oubliez temporairement l’assassin du colonel Berle, vous...

— Que j’oublie l’assassin ? s’exclama Margont.

Joseph répliqua plus fort encore.

— Taisez-vous ! Obéissez aux ordres.

— Je ne peux pas...

— Incompétent ! Vous nous dites que le pire est à venir ? Il est déjà arrivé, figurez-vous ! Le comte Kevlokine a été assassiné. À Paris et par un membre des Épées du Roi – pour quelle raison, à l’heure actuelle, nous l’ignorons. Et vous, qui les avez infiltrés, vous n’avez rien vu venir ! Nous avions besoin de cet homme, comprenez-vous ? Nous aurions pu tenter de négocier avec le Tsar ! Maintenant, tout est perdu de ce côté-là !

Le désarroi de Margont exacerba la colère de Joseph, qui criait plus qu’il ne parlait.

— L’agent du Tsar, bougre de benêt ! Il a été assassiné par le groupe que vous étiez chargé de surveiller. On a retrouvé l’emblème des Épées du Roi sur son cadavre. Et il a été brûlé, comme le colonel Berle ! Il s’agit donc du même assassin, celui que vous étiez supposé démasquer. Celui-ci a réussi à faire disparaître le plus modéré de nos adversaires, l’homme avec lequel nous espérions traiter ! Comment se fait-il que vous n’ayez pas découvert que le comte Kevlokine était entré en contact avec les Épées du Roi ?

— Ils se méfient de moi...

— Vous deviez vous débrouiller en dépit de cette difficulté ! En somme, les deux seules choses que vous avez réussi à faire sont : un, avoir des présomptions quant à un mystérieux et hypothétique troisième plan et deux, leur permettre d’imprimer une centaine d’affiches appelant les Parisiens à se révolter contre l’Empereur...

Margont se demanda s’il n’allait pas finir cet entretien en prenant la direction de la prison du Temple ou de celle de Vincennes...

— J’y ai été contraint ! Je...

Joseph lui imposa silence d’un geste.

— Rachetez-vous en nous permettant d’arrêter tous les chefs de ce groupe. Nous avons temporisé en pensant que vous identifieriez de nouveaux membres et que vous démasqueriez rapidement le ou les assassins. Nous espérions aussi que vous auriez l’opportunité de nous aider à mettre la main sur le comte Kevlokine. Vous avez triplement échoué, tandis que la guerre évolue pour l’instant en notre défaveur. Nous devons nous adapter à cette nouvelle situation.

Il s’interrompit avant de reprendre plus posément.

— Nous n’allons pas arrêter maintenant Mlle Catherine de Saîtonges, car ses complices l’apprendraient aussitôt. J’ai donc donné l’ordre de placer votre imprimerie sous surveillance. Nous ne l’avions pas fait jusqu’à présent pour minimiser les risques que vous soyez démasqué. Désormais, nous ne pouvons plus nous montrer aussi prudents. Nous prendrons des précautions, mais, jamais ces royalistes découvraient notre présence, faites comme si vous n’étiez pas au courant, brodez...

Ah, c’était si simple dans la bouche de Joseph ! Un jeu d’enfant !