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— Vous nous avertirez du lieu et de la date de votre prochaine réunion, reprit-il.

— Mais je ne suis jamais au courant ! Un ou plusieurs membres surgissent chez moi à l’improviste...

Joseph balaya tout cela d’un geste.

— Je me moque des détails. Improvisez ! Quand l’Empereur est en pleine bataille, il dit à tel général : « Prenez cette colline et tenez-la fermement pour protéger notre flanc droit. » Et le général s’exécute au lieu de passer la journée à dire : « Fort bien, Votre Majesté, mais avec combien de soldats ? Commandés par qui ? Disposés selon quel ordre de bataille ? Faut-il que j’emploie uniquement mon infanterie ou puis-je aussi me servir de ma cavalerie ? À quel moment exactement dois-je passer à l’action ? De combien de temps vais-je disposer ? Et pourquoi moi ? » Faites preuve d’initiative ! Avec toutes ces affiches que vous leur avez permis d’imprimer, ils doivent quand même bien commencer à vous prendre pour un royaliste puisque, même moi, je me pose la question !

Margont bouillonnait. « Ne pas répondre, ne pas répondre : il est sot de répondre aux imbéciles », se répétait-il.

— Soit ils vous feront quérir à l’imprimerie. Dans ce cas, débrouillez-vous pour avertir Jelent. De toute façon, je vous l’ai dit, des agents surveillent les lieux et vous suivront tandis que d’autres iront alerter la troupe. Soit ils se rendront à votre domicile, que je fais pareillement espionner. Rassurez-vous, ma police sait y faire !

Margont était de plus en plus inquiet. En même temps, il était forcé d’admettre qu’il n’avait pas repéré cette surveillance dont il était l’objet. Joseph poursuivit avec une assurance factice qui finissait par le berner lui-même :

— De même, Catherine de Saltonges et M. de Varencourt sont maintenant eux aussi espionnés jour et nuit. Ah, Varencourt ! L’une des choses les plus sensées que vous ayez pu dire est que vous vous méfiez de lui. Nous aussi ! Il ne nous a jamais parlé de ce troisième plan, il nous réclame sans cesse de l’argent... Il ignore que nous avons décidé de procéder à une arrestation générale. Il ne sait pas non plus que nous faisons surveiller son domicile. Seulement son domicile, car il est impossible à suivre ! Pour qu’il ne se doute de rien, nous lui avons fait croire que nous voulions encore plus de renseignements sur ce groupe et nous lui avons promis une prime. Vingt mille francs. M. Natai m’a signalé qu’à l’annonce de ce montant Charles de Varencourt était aux anges. Corbeau ! Cette opération sera supervisée par le supérieur de Natai, M. Palenier, qui est au courant de toute l’affaire.

Talleyrand se pencha vers Margont et susurra :

— Lors de notre première rencontre, nous vous avions promis cinq mille francs. Vous, bien sûr, ce n’est pas l’argent qui vous motive... Et les finances impériales ne sont malheureusement plus ce qu’elles étaient. D’un autre côté, il serait injuste d’envisager d’offrir vingt mille francs à un traître et seulement cinq milles à un homme loyal. Donc nous vous posons la question : souhaitez-vous vous aussi vingt mille francs en cas de succès de votre part ? Il vous suffit de les demander.

Cet homme tortueux se livrait à une étrange expérience dont le fin mot était de démontrer que les idéalistes étaient eux aussi corruptibles : leur prix était seulement plus élevé que celui de tout un chacun.

— Votre Excellence, répondit Margont, je me contenterai plutôt de l’imprimerie Le Liseron et de l’autorisation de lancer un journal. Je vous propose d’utiliser cet argent pour me l’acquérir...

— Encore ? Mais ce n’est plus une manie, c’est une maladie ! s’emporta Joseph. Soit, aidez-nous à les jeter tous en prison et vous les aurez, votre machine à faire des taches et votre journal !

Margont dissimula sa joie. Mais, aussitôt, une nouvelle inquiétude chassa celle-ci.

— Que leur arrivera-t-il, à ces prisonniers ?

Talleyrand plissa les yeux.

— Oh, des scrupules... Ils ne seront pas exécutés, ni torturés. Nos ennemis ont capturé autant des nôtres que nous des leurs, alors tout le monde traite au mieux ses captifs.

C’était un point de vue très partisan. Autant c’était souvent vrai pour les « hauts personnages », autant les simples soldats, les sous-officiers et les officiers subalternes, eux, connaissaient parfois des conditions de détention épouvantables, en Espagne, dans les pontons anglais, dans les geôles humides du château d’Édimbourg, en Russie... Cependant, ni Joseph ni Talleyrand ne risquaient de faire condamner à mort ces royalistes. Pas alors que les Alliés avaient des chances de remporter la bataille. Les faire pendre, cela aurait été se pendre soi-même avec le même noeud coulant...

— Il y a déjà bien assez de sang qui coule, surenchérit Joseph. Seuls celui ou ceux qui ont assassiné le colonel Berle et le comte Kevlokine sont passibles de la peine capitale, mais après un procès équitable.

— Comment se passerait cette arrestation ? interrogea Margont. Même si, quand le comité directeur se réunit, tous les autres membres ne sont pas présents, on ignore combien d’entre eux font le guet aux alentours. Ils sont nombreux : une trentaine, peut-être plus...

— Eh bien, nous nous y mettrons à plus de cent ! Jour et nuit, une compagnie de la garde nationale se tiendra prête à intervenir, en sus de mes agents. Le lieu de votre réunion sera encerclé. Solidement ! Nous aurons vite la situation en main.

Margont se voyait déjà pris au beau milieu d’une fusillade généralisée.

— Mais, Votre Excellence, vous allez déclencher l’insurrection que vous voulez justement éviter !

— Absolument pas ! Face à une telle supériorité numérique, ils se rendront sans résister.

— Pas eux !

— Notre décision est prise ! Au moment critique, si l’un de ces fanatiques veut faire le coup de feu, à vous de le ramener à la raison. Vous vous laisserez arrêter comme les autres. Vous serez tous conduits dans des prisons différentes. Chaque prisonnier sera seul dans sa cellule. On vous enfermera afin de donner le change. Bien évidemment, vous serez libéré aussitôt après.

— Et Charles de Varencourt ?

— Il sera lui aussi libéré. Mais un peu plus tard, dès que nous nous serons assurés qu’il était bien de notre côté. Si jamais nous découvrons qu’il a conservé pour lui des informations précieuses, il ira chercher la clé de sa geôle au fond de la Seine...

— Il faut que j’examine le corps du comte Kevlokine.

— Nous savions que vous alliez formuler cette requête. Cette fois, la Police générale a été la première sur les lieux. Hélas, elle a donc découvert l’emblème des Épées du Roi. J’ai personnellement veillé à ce que cela ne s’ébruite pas. Un policier vous attend dans l’antichambre. Il va vous conduire jusqu’au lieu où se trouve la dépouille du comte. Tout a été laissé en l’état ! Là-bas, vous rencontrerez l’inspecteur Sausson. Lui aussi est de la Police générale, donc il ne sait rien des actions que mène ma police secrète contre les organisations royalistes. Il ne s’occupe que des enquêtes criminelles. Û vous recevra seul et vous fera part de ce qu’il sait. Je lui ai interdit par écrit de vous poser la moindre question et il ignore qui vous êtes, pourquoi vous vous mêlez de cette affaire... Il a compris que, pour lui, vous n’existiez pas.

— Mais si, au sein même de la Police générale, des gens monnayent des informations aux royalistes, je cours le risque que quelqu’un m’aperçoive sur les lieux du crime et me décrive physiquement...

— Vous n’avez rien à craindre puisque vous allez nous permettre d’anéantir sous peu les Épées du Roi. Vous pouvez disposer.

Margont gagna la porte, mais il se retourna :

— Votre Excellence, puis-je savoir si Paris est menacé ?

Joseph fut stupéfié par cette audace, Talleyrand, amusé. Le lieutenant général voulut réprimander ce subalterne, envisagea de profiter de cette impertinence pour certifier que Paris ne risquait rien... Il s’empêtra tant et si bien dans sa colère et ses mensonges que ce fut la vérité qui sortit de sa bouche.