Margont s’approcha pour contempler le visage de Kevlolane. Il était indemne, à la différence de celui du colonel Berle. Margont se retourna et vit que Sausson l’observait avec attention, essayant de déduire ses pensées de ses gestes.
— On a oublié de me donner l’ordre de fermer les yeux... ironisa le policier.
Margont ne lui demanda pas de sortir et reprit son examen. L’emblème des Épées du Roi était épinglé à son vêtement de nuit, sur la poitrine, telle une décoration. Il ressemblait en tout point au symbole que Margont avait aperçu sur le colonel Berle. Le visage du comte, serein, contrastait avec l’état de ses bras rongés par le feu. En revanche, Margont ne repérait aucune blessure mortelle.
Un vacarme éclata dans la rue : cris, exclamations... Ayant reconnu l’une des voix, Margont se pressa à la fenêtre, oubliant de prendre des précautions pour demeurer caché. Jean-Quenin Brémond et le policier qui le conduisait étaient encerclés par quatre hommes. Jean-Quenin les accablait d’invectives – c’était un ange avec ses malades, ses confrères et ses amis, mais un personnage peu commode pour le reste de l’humanité. Son guide était obligé de hausser la voix pour expliquer qu’il était de la Police générale. D’autres personnes en embuscade surgirent des ruelles adjacentes pour converger vers eux.
— Imbéciles ! Butors politiques ! pesta Sausson. Et l’autre idiot qui est passé par-devant au lieu d’emprunter la porte de derrière, comme d’habitude !
Il ouvrit la fenêtre avec une telle précipitation qu’un carreau se brisa sur la patère d’un rideau, semblant voler en éclats sous le seul effet de la fureur du policier.
— Laissez-les passer ! hurla-t-il.
Les assaillants refluèrent, tels des cafards surpris par la lumière. L’instant d’après, on ne les voyait plus ! Mais Jean-Quenin continuait à les insulter : malotrus, rustres, on offensait une fois de plus le Service de Santé des Armées, ils avaient de la chance qu’il soit pressé, le ministre de la Police générale allait certes oui recevoir un courrier... Quand il s’engouffra dans la maison, on l’entendait encore lancer des imprécations. Sausson devança la question de Margont.
— Ce sont des policiers, comme moi, mais nous ne sommes pas de la même paroisse, oh non ! Je m’occupe des affaires criminelles, eux des politiques, vous de je ne sais quoi... Eux travaillent pour Joseph Ier, moi pour les Parisiens, et ce n’est sûrement pas synonyme... Ce seul meurtre a déclenché une triple enquête ! Dire que, quand une lavandière reçoit un coup de couteau, mes supérieurs me reprochent de consacrer trop de temps à traquer le coupable ! Tous ces gaillards sont arrivés avec M. Palenier. Tout cela parce que j’ai prononcé le nom de Kevlokine. Ils attrapent au collet les gens qui s’apprêtent à pénétrer chez les Gunans. Mais il y a tellement de visiteurs que, en fin de journée, ils auront arrêté tout Paris !
— C’est astucieux. Les vrais royalistes seront noyés dans la masse, il sera difficile de faire le tri... Chacun d’entre eux doit avoir pris soin de se confectionner une couverture.
Jean-Quenin arriva d’un pas furieux, sa mallette à la main, l’uniforme dissimulé sous un manteau clair, le visage écarlate. Il ouvrit la bouche pour parler, mais son ami l’arrêta d’un geste.
— L’inspecteur Sausson, que voici, ne doit rien savoir sur moi, précisa-t-il. Peut-être va-t-il nous laisser...
Il lui en coûtait de parler ainsi. Sausson se raidit. Ses lèvres se plissèrent et disparurent avec les mots qu’il ravalait. Il tourna le dos et sortit en claquant la porte.
Jean-Quenin contempla la victime.
— Dans quel guêpier t’es-tu encore fourré, Quentin ?
Son expression, lasse et désolée, en disait plus long encore.
— Peux-tu examiner ce corps, s’il te plaît, Jean-Quenin ? Je ne te dis rien pour ne pas t’influencer.
Tandis que le médecin-major s’exécutait, Margont s’approcha de la cheminée. Ici, l’odeur de chair brûlée était presque insupportable. Des taches de graisse parsemaient les pierres du foyer, ainsi que des lambeaux de vêtements calcinés. Le comte avait dû se coucher tandis que le feu brûlait encore. L’assassin l’avait-il tué dans son sommeil avant de traîner le corps jusqu’à l’âtre ? Jean-Quenin déshabilla le cadavre.
— Je n’y comprends rien... Ici aussi, cet homme a été brûlé après avoir été tué. En revanche, je ne parviens pas à déterminer la cause de la mort ! C’est bien la première fois que j’entends parler d’un crime de ce genre. Peut-être l’a-t-on empoisonné... Un poison assez lent à agir, qu’il aurait avalé au souper ou en buvant une tisane avant de se coucher et qui aurait fait effet tandis qu’il dormait... Toutefois, cette hypothèse est bizarre... Cela voudrait dire que l’empoisonneur est venu au moins deux fois : pour verser le poison, puis pour commettre ces mutilations, car il n’est quand même pas resté pendant des heures caché dans cette maison... Or tu sais que je m’intéresse aux affaires criminelles et c’est d’ailleurs à toi que je dois cette manie. Eh bien, je peux te dire que, le plus souvent, les meurtriers qui emploient le poison choisissent ce moyen justement pour ne pas avoir à toucher leur victime, parce que cela leur répugne !
Margont était perplexe.
— Sommes-nous vraiment sûrs qu’il s’agisse du même assassin que celui du colonel Berle ? Tantôt je suis persuadé que oui, tantôt c’est l’inverse... Il existe à la fois des points communs flagrants et des différences tout aussi manifestes.
— Attends, je t’ai parlé de poison, mais ne te lance pas trop vite sur cette piste ! Ce n’est qu’une hypothèse, parce que c’est la seule arme que je connaisse qui puisse donner la mort tout en laissant un corps apparemment indemne. Mais il se peut également que cette personne ait été réveillée par un bruit, qu’elle ait aperçu l’intrus dans sa chambre et que son coeur, fragilisé par l’âge et les excès de bonne chère, n’ait pas supporté la bouffée de frayeur... Ou bien une variante de cette deuxième théorie : on pourrait encore supposer que le coeur n’a pas résisté aux douleurs suscitées par les premières brûlures, mais que l’assassin a quand même continué à brûler sa victime...
— Mais son visage exprime la tranquillité... Cela n’indique-t-il pas qu’ici aussi cet homme a été mutilé après avoir été assassiné ? Peut-être même a-t-il été tué dans son sommeil tant il paraît paisible, les yeux fermés. Puis le meurtrier l’a bâillonné et lui a lié les mains, toujours pour faire croire que les brûlures ont été infligées avant la mort.
— Certes, l’absence de crispation des traits est plutôt en faveur de ton hypothèse. Mais ce n’est qu’un argument, pas une preuve. Cela n’élimine pas le deuxième cas de figure que je viens de formuler et qui, lui, au moins, expliquerait comment est morte cette personne. Une frayeur intense et brève parce que fatale ne laisse pas systématiquement sa marque sur les traits du visage.
— Pourrais-tu faire une autopsie ?
— Si le motif du décès était évident, comme pour le colonel Berle, j’aurais refusé, car nous recevons tous les jours des blessés. Mais là, c’est différent. Un médecin ne doit jamais laisser dans l’ombre la cause d’une mort. Autrement, un jour ou l’autre, cette cause qu’il a négligée croise à nouveau sa route...
— Je t’en remercie ! Je me charge d’obtenir l’accord de l’inspecteur Sausson.
— Et de la bande de hargneux qui me sont tombés dessus tout à l’heure...
Un motif de décès inconnu... Jean-Quenin était en proie à une agitation inhabituelle. Il ne s’avouait pas vaincu ! Il allait alerter d’autres confrères pour discuter de ce mystérieux cas. Chaque échec dans son combat contre la mort le conduisait non pas à concéder sa défaite, mais à fomenter une contre-attaque, et ainsi de suite, sans fin. Il lui arrivait même de reparler de patients morts dix ans auparavant comme s’il s’agissait de gens disparus la veille.