— Quentin, tu fais souvent appel à moi et je ne t’ai jamais rien réclamé en échange. Eh bien, aujourd’hui, je te demande quelque chose ! Je souhaite que tu me donnes ce curare si tu parviens à mettre la main dessus.
— Moi, c’est surtout sur son utilisateur que je voudrais mettre la main... J’accepte. Si je réuss...
Jean-Quenin lui serra la main de toutes ses forces.
— Merci, Quentin !
— Attends... Comment du curare est-il arrivé à Paris ?
— Apparemment, ce poison ne se conserve que quelques mois. Le problème, c’est que le Brésil est une vice-royauté du Portugal, avec lequel nous sommes en guerre depuis plusieurs années. Avec tous ces conflits, les substances exotiques circulent mal. Les chercheurs anglais risquent de damer le pion aux Français, puisque eux sont alliés aux Portugais, ce qui leur permet d’obtenir ce produit bien plus facilement que nous.
C’était une façon ô combien réductrice de considérer cette guerre généralisée. Jean-Quenin, si philanthrope en temps normal, manifestait un égoïsme déroutant.
— Des Parisiens membres d’un groupe royaliste pourraient-ils s’en procurer auprès des Alliés ? se demanda Margont à haute voix.
S’ils avaient la crédibilité et l’argent nécessaires, cela pouvait s’envisager... Il ajouta aussitôt :
— Entre le moment où ils ont voulu du curare et le moment où ils l’ont obtenu, il a dû s’écouler des mois ! Entrer en contact avec un agent allié, obtenir de lui qu’il soutienne leur projet, puis convaincre les Portugais, que l’un de leurs navires aille au Brésil – cela, encore, c’est fréquent : en 1807, le prince régent de Portugal a fui devant nos armées et s’est installé à Rio avec sa cour – et qu’il revienne avec ce curare que l’on est allé acquérir auprès des tribus amazoniennes...
Si Jean-Quenin avait raison, les Épées du Roi préparaient leur plan depuis bien plus longtemps que Margont ne l’avait imaginé... En outre, l’hypothèse d’un assassin isolé s’éloignait. Pour monter une telle opération, il fallait le soutien de toute une organisation.
— Mais alors, l’assassin est certainement un médecin ! s’exclama Margont.
Jean-Quenin réagit avec un temps de retard, puis rougit. Il n’avait même pas songé à cette évidence.
— C’est très probable. Un médecin, ou un grand voyageur qui connaît bien l’Amérique du Sud.
— Ou encore un aristocrate français qui se serait réfugié au Portugal, puis aurait suivi la Cour à Rio. Tu m’as tout dit ?
— Oui.
Margont le remercia et abandonna son ami. Jean-Quenin erra un moment dans Paris, pour retrouver son calme. Mais ses rêves de grandeur ne le lâchaient pas et son imagination dansait comme un feu follet riant au-dessus du marais de la raison. Margont ne l’avait pas compris... Ce n’était pas par orgueil qu’il voulait absolument faire une découverte ! Toute sa vie, il avait eu l’impression de ne pas en faire assez pour ses malades. Aujourd’hui lui apparaissait l’éventualité, ténue, mais réelle, de faire faire un immense bond en avant à la médecine. Il y avait tant de gens qu’il n’avait pas pu sauver et tous ces fantômes l’accompagnaient partout – partout ! –, formant un monstrueux cortège qui grandissait avec les années. S’il parvenait à percer le secret du curare, alors il apaiserait ces âmes en peine qui tournoyaient autour de lui. Comme tout médecin, il rêvait de pouvoir se dire un jour : « Oui, dans ma vie, j’ai fait plus de bien que de mal. »
CHAPITRE XXVII
Le 27 mars, Paris était sens dessus-dessous. Jusqu’à présent, Napoléon et son armée avaient formé un barrage qui avait contenu les mauvaises nouvelles, empêchant la plupart d’entre elles d’arriver jusque-là. Mais maintenant que l’Empereur s’était déplacé, leur flot balayait la capitale, amenant avec lui des foules hagardes de réfugiés, de blessés, de déserteurs, de soldats que l’on faisait converger à Paris de tous les lieux possibles...
Margont se faufilait avec peine, contournant un chaos pour tomber dans une cohue. Les charrettes s’enchevêtraient, des piles de meubles et de malles bourrées s’effondraient avec fracas, des gardes d’honneur s’emportaient contre des troupeaux, ceux qui voulaient partir ne bougeaient pas plus que ceux qui arrivaient, les colonnes de soldats semaient des Marie-Louise sur leur trajet (ainsi surnommait-on les conscrits levés depuis fin 1813, parce que l’impératrice Marie-Louise signait les décrets en l’absence de son époux)... Tout cela composait une sorte de pâte à pain qui engluait les passants, les obligeant à jouer des bras pour se dégager...
Non loin de son imprimerie, Margont pénétra dans un cabaret bondé, Le Gosier. Il rejoignit Lefine, auquel il avait donné rendez-vous et qui buvait de la bière dans un coin, la savourant comme s’il s’agissait de ses dernières gorgées...
— C’est la fin du monde, le nôtre, en tout cas... annonça-t-il à son ami en posant son verre sur la table.
— Pas de défaitisme !
— Non, pour sûr ! Tout va aller mieux.
Margont se rapprocha et lui parla à l’oreille.
— Maintenant que les gens commencent à réaliser ce qui se passe, leurs réactions vont devenir imprévisibles. Qui sait comment se comporterait une foule en proie à la panique si un groupe de royalistes déterminés venait à lui promettre monts et merveilles ? Paris se transforme en poudrière et nos amis semblent sur le point de lancer des torches dans le tas.
Il lui fit signe de sortir. Il avait besoin d’air, quoiqu’il ne fût pas sûr d’en trouver beaucoup plus au-dehors.
— J’ai eu une idée. Suis-moi, tu vas comprendre tout à l’heure où nous allons. Mais d’abord, faisons le point.
Il n’entrait pas dans les habitudes de Margont de faire ainsi des mystères. À tout le moins pas avec ses proches. Lefine n’accorda cependant pas d’importance à ce détail. Il accompagna Margont en toute confiance, sans se préoccuper de savoir où celui-ci le menait.
Lefine rendit à Margont le bouton trouvé dans Notre-Dame. Hélas, son ami qui travaillait dans l’intendance n’avait pas pu l’identifier, et avait abouti à la conclusion qu’il ne s’agissait pas d’un bouton de l’armée française. En dépit de ses efforts, Lefine n’avait rien appris de nouveau au sujet de leurs suspects. Aucun homme n’avait rendu visite à Catherine de Saltonges et elle-même n’était plus sortie de chez elle.
Margont raconta sa deuxième rencontre avec Joseph et Talleyrand et le nouvel objectif que ceux-ci lui avaient fixé, son examen de la dépouille du comte Kevlokine et ce que Jean-Quenin avait découvert. Il avait également obtenu de Mathurin Jelent les copies de deux rapports qu’il avait lues avant de les détruire aussitôt. Lefine lui reprocha de ne pas observer les règles de sécurité dont ils avaient convenu, mais Margont objecta une fois de plus que le temps pressait.
La première provenait de l’inspecteur Sausson, qui s’adressait à sa hiérarchie. Il ne progressait pas dans son enquête, ce qui était compréhensible... N’étant pas homme à se laisser faire, il avait écrit la phrase suivante : « On en viendrait presque à soupçonner que quelqu’un (qui, pourquoi et sur l’ordre de qui, je l’ignore à l’heure actuelle) dissimule des indices aux enquêteurs officiels et seuls légitimes, afin de mener une enquête parallèle. » Nul doute qu’en usant ces lignes, Joseph avait dû se mettre dans une belle colère...
La seconde émanait d’une section de la police secrète de Joseph, celle qui avait arrêté les gens qui rendaient visite aux Gunans. Il s’agissait d’une copie incomplète, censurée. On n’avait pas indiqué qui en était l’auteur, des noms étaient omis, des paragraphes se terminaient de but en blanc, car on en avait biffé la fin... Certaines phrases étaient boiteuses parce qu’on les avait amputées. Ce demi-rapport révélait qu’une vingtaine de visiteurs avaient été interrogés jusqu’à présent, mais que l’on ne parvenait pas à déterminer lesquels étaient de véritables agitateurs royalistes.