— Votre Excellence, pourquoi n’employez-vous pas vos propres agents ? Eux ont l’habitude de ce genre de prouesses.
— C’est trop risqué. Paris est devenu le rendez-vous des comploteurs et des traîtres. Je ne me fais aucune illusion : du fait de nos difficultés, des fonctionnaires impériaux, des militaires et des dignitaires nous trahissent. Je suis persuadé que les noms d’un grand nombre de nos agents ont été divulgués à nos adversaires. Il nous faut du sang neuf !
— Quitte à le faire couler, ce sang neuf...
— Cela suffit !
Mais Talleyrand, au contraire, acquiesça avec jovialité.
— Bien ! De la repartie ! Un conseil : comportez-vous de la sorte avec les Épées du Roi. Soyez fier, arrogant ! De la morgue aristocratique et vous sonnerez vrai !
— Oui, c’est très juste... approuva aussitôt Joseph.
Margont tentait de voir où Talleyrand glissait sa main pour manipuler cette marionnette. Joseph continua comme si de rien n’était, si habitué à ses contradictions qu’il ne les voyait plus.
— La Police générale va mener une enquête. Elle ignorera votre existence, car il y a des fuites de leur côté. Elle me transmettra ses rapports, dont je ferai parvenir les copies à un homme de confiance que vous choisirez vous-même pour vous seconder. Celui-ci les lira avant de les brûler.
— Qu’il pense à manger les cendres... plaisanta Talleyrand.
— Puis il vous informera oralement de la teneur de ces documents. Je vous déconseille vivement de manipuler vous-mêmes ces écrits ! Procédez comme je viens de vous le dire. Votre homme se fera connaître de ma police en se présentant au 9, rue de la Fraternité, sous le nom de « M. Gage ». Il demandera à parler à M. Natai. Ce dernier sera l’intermédiaire entre vous et moi. Il lui remettra des copies de divers documents, dont tous les dossiers de police concernant cette affaire et les informations précises que nous a fournies Charles de Varencourt. Ne rencontrez jamais vous-même ce M. Natai ! Pour le reste, je vous laisse agir à votre guise. Seuls m’importent les résultats. Tenez-moi informé en faisant des comptes rendus oraux à votre homme de confiance, qui les retranscrira et les remettra à M. Natai.
Talleyrand posa les mains sur le pommeau de sa canne. Il s’y appuyait, mais ne se levait toujours pas. Ses gestes étaient pareils à ses phrases : il était difficile d’en percer l’intention exacte.
— À chacun sa tâche dans cette enquête : à vous les royalistes, à la Police générale les autres pistes, le tout supervisé par la Police personnelle de Sa Majesté Joseph Ier. Voilà qui résume votre première mission.
— Ah ! parce qu’il y en a une deuxième ? s’irrita Margont.
La tension augmenta chez ses interlocuteurs. Aux rides apparues sur le front de Joseph répondait la crispation des doigts du prince de Bénévent. Chacun des deux attendait que l’autre prît la parole et, bien entendu, Joseph céda le premier.
— Tout à l’heure, j’ai fait allusion à un gibier de tout premier ordre, le comte Boris Kevlokine. Il s’agit de l’agent principal du Tsar. Depuis plusieurs mois, il se cache ici, à Paris, et nous devons absolument nous emparer de lui.
— Sans violence ! Sans violence ! intervint Talleyrand en martelant chaque mot d’un coup de canne sur le parquet.
— Cet homme nous espionne, évalue nos forces, essaie de savoir si la population française est prête à se battre jusqu’au dernier homme pour l’Empereur ou si, au contraire, elle accepterait un autre gouvernement... Il supervise les agents russes, noue des relations avec les organisations royalistes, tente de prédire si le retour éventuel d’un roi de France déclencherait une deuxième révolution, cherche à deviner ce que manigancent les espions anglais, prussiens et autrichiens qui pullulent dans la capitale... Il est compétent, dispose de crédits illimités et a vécu à Paris. C’est l’un des hommes clés de la politique du Tsar à notre égard. Or le comte Kevlokine pense qu’une guerre à outrance contre nous risquerait de déclencher un soulèvement national. Il est donc en faveur d’un compromis. C’est un modéré !
Joseph joignit les mains, comme s’il allait implorer Dieu de lui venir en aide.
— Comprenez-vous bien les enjeux, major ? Notre espoir de victoire réside dans la dissolution de la coalition ! Les Saxons, les Bavarois et les Wurtembergeois craignent les velléités hégémoniques des Prussiens. Les Prussiens haïssent les Autrichiens parce qu’eux aussi veulent dominer les peuples allemands, en ressuscitant le Saint-Empire romain germanique, mais sous leur tutelle. Les Autrichiens détestent les Russes, car leur puissance rivalise avec la leur. Les Russes disputent le contrôle de la Finlande aux Suédois. Les Espagnols sont les rivaux des Portugais, en particulier en Amérique du Sud. La plupart de ces pays se méfient des Anglais. Ils se sont pratiquement tous battus les uns contre les autres et ils ne s’entendent sur rien tant leurs intérêts s’opposent. La haine de l’Empereur et des idées républicaines est le seul ciment qui maintient debout cet édifice abracadabrant. Chaque camp suit sa propre idée quant à l’avenir de la France. Les Russes veulent abattre Sa Majesté Napoléon Ier, mais ne savent pas par quel régime le remplacer ; les royalistes émigrés ne jurent que par Louis XVIII ; les Anglais sont eux aussi favorables aux Bourbons ; le prince héritier de Suède, Bernadotte, soutient qu’il faut rétablir la monarchie, mais que c’est lui-même qui devrait être couronné roi des Français ; l’Autriche aimerait une régence jusqu’à ce que l’Aiglon soit en âge de devenir Napoléon II, seulement elle souhaite bien sûr que cette régence soit assurée par l’impératrice Marie-Louise, puisque l’épouse de notre empereur est aussi la fille du leur ; d’autres penchent également pour une régence, mais à la condition absolue qu’elle ne soit pas confiée à Marie-Louise...
Joseph marqua une pause. Il cherchait le moyen de résumer ses pensées, ce que Talleyrand fit pour lui.
— Actuellement, le Tsar est notre adversaire le plus virulent et nous ne parvenons pas à nous faire entendre de lui. Il ne pense qu’à se venger d’Austerlitz, de la bataille de la Moskova, de la perte de Moscou... Malheureusement, lors de chaque négociation – et il y en a presque continuellement ! –, nos émissaires, dont le général Caulaincourt, le ministre des Affaires étrangères, sont reçus par tous les Alliés en même temps, car ces derniers veulent justement nous empêcher de tirer profit de leurs désaccords. Impossible de voir les Autrichiens, puis les Russes, ensuite les Autrichiens... Or, ce dont nous avons besoin, c’est de l’oreille du Tsar, en privé ! Lorsque nous aurons celle-ci, nous y déverserons les mots qu’il faut : si l’Empereur conserve son trône, la France demeurera un pays fort, ce qui diminuera la marge de manoeuvre de l’Autriche, de la Prusse et de l’Angleterre. Au grand bénéfice de la Russie ! Cette oreille, ce pourrait bien être ce comte Kevlokine. Si nous l’arrêtons, nous le convaincrons de la justesse de nos arguments, nous le libérerons et il plaidera notre cause auprès du Tsar. Celui-ci l’écoutera avec attention, car ce sont des amis d’enfance et il tient le comte en haute estime ! Et si Alexandre cesse de s’obstiner à ne considérer que le court terme et comprend enfin où est l’intérêt de la Russie, tout deviendra possible ! Car, depuis les récentes victoires de l’Empereur, les négociations bénéficient d’un second souffle. L’Angleterre, l’Autriche et la Prusse n’excluent plus la possibilité que l’Empereur conserve son trône, mais avec une France ramenée à ses frontières de 1789. Il faut saisir cette chance ! Le Tsar demeure le seul adversaire majeur qui s’acharne à refuser cette solution. Si nous parvenons à le faire changer d’avis, nous obtiendrons la paix par la diplomatie !