— Mais pourquoi a-t-il assassiné l’envoyé du Tsar ? dit Lefine.
Ils longeaient le jardin des Plantes, que Napoléon avait fait transformer en parc zoologique.
— Je l’ignore, Fernand. Je ne suis même pas sûr que ce soit la même personne qui ait tué le colonel Berle et le comte Kevlokine. Joseph et Talleyrand comptaient beaucoup sur ce dernier dans l’espoir de négocier une paix séparée avec les Russes. Peut-être notre assassin l’a-t-il appris ou deviné et il a assassiné cet agent pour cette raison. Les intransigeants tuent les modérés, les modérés finissent par tuer à leur tour les intransigeants, mais alors ils le sont devenus eux-mêmes. N’est-ce pas l’une des sanglantes leçons que la Révolution nous a enseignées ?
— Mais alors pourquoi a-t-il laissé l’emblème des Épées du Roi ?
Margont eut une sorte de tic, de grimace. Mener des enquêtes lui faisait adopter les mimiques du chien de chasse qui sent l’odeur du gibier.
— C’est un point clé ! Ou il s’agit d’un seul et même assassin, qui fait ainsi savoir aux autres membres du groupe qu’il est prêt à les exécuter s’ils ne passent pas à l’action ! Cela prouve qu’il se moque d’obtenir des récompenses pour ses actes. Car, si la royauté est restaurée, Louis XVIII fera aussitôt emprisonner l’homme qui a tué l’un des amis du Tsar, même si celui-ci lui a rendu un service considérable en empêchant qu’un compromis soit trouvé entre Napoléon et Alexandre Ier. Ou alors, nous affrontons deux meurtriers, et le second essaie de mettre son crime sur le compte du premier grâce au symbole et aux mutilations par le feu.
— Dans le premier cas, pour que cela marche, il faudrait que les Épées du Roi apprennent que leur symbole a été retrouvé sur le cadavre du comte Kevlokine.
— Tu as raison. Mais ceux-là en savent bien plus qu’ils ne me le disent ! J’ignorais complètement que certains d’entre eux étaient en contact avec Kevlokine ; il est possible que des policiers les renseignent ; Honoré de Nolant a sûrement conservé des contacts avec des anciens collègues qui servent encore l’Empire... Ne misons pas sur leur ignorance : ils sont loin d’être démunis. Ils l’apprendront tôt ou tard, si ce n’est déjà fait.
— Sommes-nous sûrs qu’il s’agit du même symbole ?
— Oui. Mathurin Jelent m’a fait savoir que les agents de Joseph avaient comparé les deux emblèmes ― M. Palenier a emporté le second, au nez et à la barbe de Sausson... Ils sont identiques. En revanche, rien de plus n’a été découvert au sujet de ces indices.
CHAPITRE XXVIII
De colère et de peur, Lefine devint écarlate. La folie l’effrayait par-dessus tout. Il avait cette vieille et obscure hantise – oh, celle-ci devait plonger profondément ses racines dans son esprit – que, s’il venait un jour à pénétrer dans un asile... on l’y enferme définitivement ! Il se demanda même si Margont ne l’avait pas conduit là dans ce but, justement. La seule chose qui le rassurait était que la Salpêtrière était réservée aux femmes. Mais ne s’agissait-il pas d’une ruse pour l’attraper et le transférer ensuite à Bicêtre ou à Charenton ? Margont, qui connaissait les craintes de son ami, se fit aussi rassurant que possible.
— Cesse donc de te battre avec tes fantômes ! Nous allons rencontrer le docteur Pinel.
Pinel, Pinel... Lefine avait entendu parler de ce célèbre médecin. C’est par orgueil qu’il se laissa entraîner, parce qu’il ne voulait pas fuir devant ses chimères. Mais il se sentait aussi oppressé que si tous les pavillons de la Salpêtrière avaient été érigés sur sa poitrine.
Margont obtint des gardiens qu’on les laisse entrer en échange de quelques pièces. Les lieux étaient immenses : des bâtiments aménagés en rangées de petites loges, des cours, des cours grillagées, des jardins ornés d’arbres, car les promenades dans une fraîcheur ombragée faisaient partie des soins, des rues, une chapelle... Une ville dans la ville, un petit Paris dans le grand.
Margont était lui aussi mal à l’aise dans ce lieu clos replié sur lui-même.
— Qu’est-ce que c’est que cette prison ? On dirait un château, la forteresse-folie...
Des femmes, seules ou accompagnées par des surveillants ou des soeurs (que la Révolution avait chassées mais que l’Empire avait rappelées), se promenaient dans des allées bordées de tilleuls. Dès que l’une d’elles le regardait, Lefïne sentait vibrer ses frayeurs. Les aliénées ne constituaient qu’une minorité, à peine quelques centaines des sept mille cinq cents personnes hébergées là. Mais lui les voyait partout, par milliers, les encerclant discrètement, car elles allaient les assaillir pour abuser d’eux avec frénésie, jusqu’à les étouffer, les écraser sous leur nombre. Plus il se disait que ses peurs étaient ridicules, plus elles enflaient dans son imagination.
— Pourquoi venons-nous ici ?
Margont désigna la chapelle Saint-Louis, petit chef-d’oeuvre édifié par Libéral Bruant, à qui l’on devait également l’hôtel des Invalides.
— Elle m’énerve ! Officiellement, elle permet aux aliénées de prier dans un lieu de culte. Mais je vais te dire ce que j’en pense, moi, elle les empêche de sortir ! Une malade souhaite se promener dans le jardin des Plantes, qui se trouve à deux pas d’ici ? Non, on lui dira d’aller dans les jardins de la Salpêtrière ! Veut-elle se recueillir dans une église ? Elle le fera dans la chapelle de la Salpêtrière ! Se baigner ? Dans la Salpêtrière ! Se marier ? Dans la Salpêtrière ! La Salpêtrière ! La Salpêtrière ! La Salpêtrière ! Tout ici a été conçu pour que l’on n’ait jamais à sortir ! Toute la vie se déroule intra-muros ! Rien n’existe hors de ces murs ! J’ai l’impression d’être dans une sorte d’abbaye laïque pour les aliénées et les vieillardes !
Il repensa à ses années passées dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert et fut pris d’un vertige qui vira à la vision. Il vit l’un des pavillons de la Salpêtrière voler en éclats. Les pierres et le mortier étaient soufflés par les boulets de douze livres et les obus de l’artillerie autrichienne. Sa fureur faisait enfler ces explosions imaginaires. Les murs étaient propulsés en l’air et se disloquaient comme des feuilles déchirées avec rage ; ils étaient pulvérisés ; leurs débris retombaient en pluie comme les gouttes d’un violent orage de printemps ; des nuages de poussière se fondaient les uns dans les autres pour former un brouillard ocre... La bataille se déplaçait, s’éloignait. Le calme revenait. Alors, les aliénées et les indigentes, étonnées, quittaient leurs abris, escaladaient les brèches et s’en allaient libres dans Paris...
Le gardien qui les guidait leur désigna un bâtiment en leur précisant de monter au premier, puis il regagna son poste.
— Pourquoi sommes-nous ici ? insista Lefine.
— Nous allons interroger le docteur Pinel sur cette histoire de brûlures infligées post-mortem.
Lefine jugea que cette idée était... était... Comment dire ? Il ne trouvait pas le mot adéquat. Saugrenue, stupide, hors de propos, inepte, ridicule, risible, fantasque, grotesque, folle, dangereuse, déraisonnable ! Tout cela et bien plus encore !
— Un médecin de l’esprit aura un regard différent du nôtre. Peut-être a-t-il déjà rencontré un insensé criminel qui brûlait ses victimes après leur mort...
— Pourquoi avoir choisi Pinel ? Son nom me dit vaguement quelque chose...
— Mais c’est le libérateur des aliénés ! En 1793, alors qu’il venait de prendre ses fonctions à l’hospice de Bicêtre, il décida de libérer les malades de leurs chaînes ! Tu imagines la consternation des surveillants. Ils argumentaient en disant que certains insensés étaient des forcenés, des fous furieux, c’est pourquoi on les maintenait aux fers jour et nuit, tandis que Pinel soutenait que c’était parce qu’on les enchaînait que ces personnes étaient violentes. Il décida de commencer par en détacher douze.