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— Oui, voilà, je me souviens ! Parmi eux, il y avait un certain Chevingé ! Un simple soldat qui se prenait pour un général et qui donnait des ordres à tout le monde. Lors d’un bivouac, on m’a raconté cette histoire et Dieu sait qu’elle m’a marqué. Parce que, sans vouloir offenser quiconque, je me suis toujours demandé si Irénée ne finirait pas sa vie en compagnie de ce Chevingé. Quand il était lieutenant, il se comportait comme s’il était colonel et, maintenant qu’il est effectivement colonel, il se croit déjà maréchal... Parce qu’on lui a confié une légion, il se prend pour Jules César. Encore une promotion et il va vouloir renverser l’Empereur... Ou Louis XVIII...

Margont ne releva pas cette dernière allusion.

— En fait, je reconnais qu’à la véritable histoire se mêle la légende. On a dit que certains des malades ainsi libérés se sont retrouvés guéris, que plus aucun n’a été violent... J’ignore ce qu’il en a été exactement, mais c’est trop beau pour être entièrement vrai. Par ailleurs, j’espère bien que Pinel n’a pas été le seul médecin à faire tomber les chaînes des aliénés... Mais en tout cas, il l’a fait ! Et comment l’a-t-on récompensé ? Moins de deux ans plus tard, on l’a muté à la Salpêtrière... Où il a aussi ordonné d’ôter les fers des insensées !

Margont était à la fois enthousiaste et tendu. Il s’apprêtait à rencontrer l’une des personnes qu’il admirait le plus, un véritable mythe vivant ! Or, quand un rêve vient à se confronter à la réalité, le choc est souvent violent...

Ils pénétrèrent dans l’édifice. Des cris aigus les agressèrent. Des surveillants maintenaient de force une jeune femme sous un réservoir qui libérait une trombe d’eau glacée. Elle hurlait et se débattait, trempée, les cheveux collés sur le visage, les lèvres bleutées... Le personnel la maîtrisait avec peine, l’eau jaillissait de tous les côtés et Margont fut éclaboussé. Lefine, se tenant derrière son ami, ne reçut qu’une goutte sur la main. Mais son visage devint blanc, comme si toute la chaleur de son corps avait été absorbée par cette gouttelette qui semblait aussi froide qu’un flocon.

— Mais prenez garde ! s’emporta Margont.

Lui qui tenait tant à cette rencontre, voilà qu’il se retrouvait avec un manteau et un pantalon mouillés...

— Qu’êtes-vous donc en train de faire ? Cette eau est glacée !

Il était rare qu’il use de son autorité, mais cela arrivait quelquefois. Il avait parlé à ces hommes sur le ton du major qui réprimande ses soldats. Or il ne portait pas son uniforme... Lefïne lui murmura d’un ton suppliant :

— Nous sommes en civil, prenez garde qu’ils ne vous prennent pas pour un deuxième soldat Chevingé...

Un surveillant le toisa de la tête aux pieds.

— Nous rafraîchissons son organisme. M. le docteur Pinel dit que cela permet de détendre les fibres brûlantes et desséchées. Quand une personne pense mal, une bonne douche froide interrompt brutalement le cours de ses pensées !

— Qu’est-ce que cela veut dire, penser mal ?

— La pauvresse croit que Dieu lui parle, qu’elle est une sainte !

— Et puis, elle est punie, surenchérit un autre. C’est parce qu’elle refuse de manger. Elle sera aspergée jusqu’à ce qu’elle accepte de se nourrir !

Ne connaissant pas grand-chose à l’univers des maladies de l’esprit et à leur traitement, Margont n’osa pas intervenir. Mais c’est rongé par le doute qu’il s’éloigna pour monter à l’étage.

Le couloir était bondé. Plusieurs pensionnaires patientaient pour voir le docteur Pinel. L’une d’elles avait les bras immobilisés par un gilet de force et trois surveillants l’encerclaient. Bien qu’elle se tînt immobile, son regard exprimait une fureur sans bornes. Cette rage était-elle la cause de son immobilisation ou sa conséquence ? Margont se demanda s’il aurait osé la libérer, au cas où il en aurait eu le pouvoir.

— Il y a trop de monde, fit remarquer Lefine. Au lieu d’attendre en vain, revenons demain. Ou un autre jour... Ou jamais...

Margont ne lui répondit pas. Survint un curieux spectacle. Un vieillard marcha à sa rencontre, ce qui déclencha une certaine agitation. Trois surveillants et deux gardes municipaux le suivirent, tandis que deux autres gardes prenaient position au sommet des escaliers, pour barrer cette issue. Il semblait avoir quatre-vingts ans, mais on le devinait moins âgé et plutôt usé par les épreuves. Ses gestes, maniérés, trahissaient en lui l’aristocrate. Probablement un noble de l’Ancien Régime. Donc un homme du passé et, maintenant, peut-être un homme d’avenir... Sa mise était négligée : l’habit d’une fraîcheur douteuse, un foulard mal ajusté et un ruban noir froissé qui confectionnait une queue à sa perruque échevelée. Il était détendu, chaleureux, ne s’inquiétait pas du lieu et de cette petite armée qui le suivait pas à pas, encerclant son microscopique univers. Il apostropha Margont d’une voix affable :

— Ah, monsieur ! Je vois en vous un grand ami de la liberté !

Margont se sentit percé à jour, comme si, sous ce regard, son corps s’était changé en verre et révélait ses pensées profondes, fluides colorés qui se déplaçaient à toute vitesse à l’intérieur de ce récipient cristallin. Quelle clairvoyance ! Comment cet individu avait-il pu lire aussi distinctement en lui ? S’agissait-il d’une coïncidence ? Ou bien la folie de certains était-elle en réalité seulement une manière différente de voir les choses ? L’aristocrate déchu

— Margont le considérait ainsi, mais avec des réserves – perçut son trouble.

— C’est simplement que j’ai pu observer que le manque de liberté qui règne ici vous choque, tandis qu’il rassure au contraire votre ami qui vous accompagne. Savez-vous que la liberté recèle un paradoxe ?

Tout le monde dit la vouloir et, en même temps, elle fait peur !

Cette remarque toucha Margont.

— On la veut ! poursuivit son interlocuteur. Mais quand on l’a... on s’empresse de s’en priver. Nous avions des rois et, quand nous les avons renversés, nous les avons remplacés par un empereur !

Margont crut deviner la raison de la présence de ces gardes. Il pensait avoir affaire à un républicain qui avait dû comploter contre Napoléon. Un noble républicain, cela s’était déjà vu. Il devait s’agir d’un prisonnier incarcéré pour des motifs politiques. Mais que faisait-il là ? Présentait-il une maladie de l’esprit ? Rien ne semblait moins sûr. Et la Salpêtrière était réservée aux femmes. En tout cas, l’homme ne manquait pas de courage pour oser critiquer ainsi publiquement l’Empereur.

— Considérons un autre exemple. La Révolution a battu en brèche le pouvoir religieux. Que font les hommes et les femmes ? En profitent-ils pour libérer leurs sens ? Non, ils se marient et se jurent fidélité à jamais ! Ils se complaisent dans la monogamie ! Vous, vous me paraissez chérir la liberté comme elle le mérite.

Ce disant, il avait posé sa main sur le bras de Margont, comme on le fait pour un auditeur, afin de marquer un moment fort de son discours. Son geste avait cependant la saveur tactile d’une caresse. Margont mit un terme à ce contact, plus sèchement qu’il ne l’aurait souhaité. Le vieil homme parla sur le ton du regret.

— Oh... Oh, quel dommage ! Alors vous aussi, vous êtes comme les autres... La liberté ne vous plaît qu’à condition de rester chimère, de ne pas être pleinement consommée... Vous voulez bien la chercher toute votre vie, mais à condition d’être sûr de ne pas la trouver...

— Mais pas du tout ! Vous mélangez tout !