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— Et vous, vous séparez tout ! Séparer les libertés, les hiérarchiser, en accepter certaines et en interdire d’autres, n’est-ce pas tuer la liberté ? La liberté, n’est-ce pas tout ou rien ? Comment peut-on être à moitié libre ?

Un garde municipal intervint :

— Monsieur le marquis, observez le silence !

Devant le trouble de Margont, l’homme se lança dans une profonde et caricaturale révérence, en agitant les mains, puis se redressa et recoiffa de la paume les cheveux en bataille de sa perruque poudrée.

— Je suis le comte Donatien Alphonse François de Sade, plus connu sous le nom de marquis de Sade. À qui ai-je l’honneur ?

— Je ne peux hélas pas vous répondre. En revanche, sachez que j’ai lu Justine ou Les Malheurs de la vertu. C’était... disons... très original.

Le marquis de Sade était comblé.

— Un lecteur ! J’en ai moins que des amants !

— Vous jouez avec votre personnage, monsieur le marquis...

— Ah, mais il me reste au moins cela : mon personnage ! Parce que le vrai Sade, la monarchie l’a emprisonné, la Révolution l’a emprisonné, le Consulat l’a emprisonné avant de l’envoyer chez les insensés, l’Empire le maintient enfermé... Le monde entier m’en veut ! Lorsque j’étais incarcéré à Sainte-Pélagie – moi chez une sainte, avouez que les autorités judiciaires ont du vice ! –, on m’a reproché de séduire les détenus. C’était vrai, mais on en a déduit... que j’étais un aliéné et l’on m’a envoyé à Bicêtre ! Maintenant, je suis à Charenton... Le grand Pinel désire me voir et c’est un plaisir pour moi, car il paraît qu’il est un peu plus éclairé que ses confrères... Malheureusement, s’il conclut que je suis sain d’esprit, je quitterai Charenton. ... et on me remettra aussitôt en prison ! Si bien qu’il est dans mon intérêt de faire l’insensé devant lui. Je vais donc lui servir mon « personnage », comme vous le dites si bien. Voilà ce à quoi me pousse la société actuelle ! Et l’on dit de moi que j’ai du vice ?

Il se pencha à l’oreille de Margont et susurra :

— Si, un beau jour, vous vous décidez enfin à profiter pleinement de toute la liberté que nous offre la nature... Vous connaissez mon adresse : hospice de Charenton...

La porte du bureau de Pinel s’ouvrit, libérant une femme et un surveillant. Margont marcha sans vergogne dans cette direction, passant devant tout le monde, priant les gens de l’excuser, mais son affaire ne souffrait aucun délai. Tandis qu’il traversait le couloir, faisant signe à ceux qui allaient passer devant lui de lui céder le passage, le marquis de Sade lui cria :

— Savez-vous quel est mon plus grand regret, monsieur ? En 1789, j’étais emprisonné à la Bastille ! Je m’y trouvais depuis six ans et j’y suis resté jusqu’au 4 juillet 1789. Le 4 juillet 1789 ! Si la Révolution avait éclaté seulement dix petits jours plus tôt, si elle avait renversé le roi pour libérer Sade, je vous jure que la France d’aujourd’hui n’aurait rien à voir avec celle que nous connaissons. J’aurais montré à tous ces révolutionnaires le vrai visage de la liberté ! La France a raté sa révolution ! À dix jours près !

CHAPITRE XXIX

Margont pénétra dans le bureau du médecin-chef de la Salpêtrière. Il comptait tout expliquer à Pinel, mais se retrouva face à une foule. Assistaient aux entretiens de jeunes médecins, des surveillants... Épuisé. Tel était le premier mot qui venait à l’esprit quand on apercevait Pinel. Trop de gens attendaient trop de lui. De plus, il allait tout de même sur ses soixante-dix ans. L’irruption de Margont l’irrita.

— Vous allez sortir et attendre votre tour, monsieur ! Je ne doute pas que votre inquiétude soit légitime, probablement venez-vous quérir mon aide pour l’un de vos proches, mais ceux qui étaient avant vous en ont eux aussi besoin.

Déjà, deux hommes s’étaient levés, l’un les mains sur les hanches, l’autre les bras croisés, l’invitant à sortir de lui-même... Margont défit sa ceinture. Il manipula la boucle et celle-ci s’ouvrit, révélant un petit compartiment. De cette étrange cache, il extirpa un papier qu’il déplia, encore et encore, pour finir par tendre une lettre à Pinel. Ce dernier la lut en diagonale ; son regard buta sur la signature de Joseph Bonaparte. Il releva la tête, hésitant, se demandant s’il avait affaire à un insensé ou à un véritable agent impérial.

— Je prie tout le monde de bien vouloir nous laisser. ... ordonna Margont.

Au grand étonnement de l’assemblée, Pinel acquiesça. On s’exécuta sans oser poser de question. Margont exposa le but de sa visite, en soulignant la nécessité de garder secret ce qu’il révélait, et le médecin fut immédiatement intéressé. Ses yeux brillaient, tels deux petits soleils dominant les nuages noirs de ses cernes.

— Utiliser les connaissances sur l’aliénation mentale pour aider à démasquer les criminels ? Quelle idée novatrice et séduisante ! Asseyez-vous, je vous en prie. Donc vous pensez que l’assassin que vous traquez pourrait présenter une maladie de la raison...

— C’est juste une hypothèse. Mais ces brûlures infligées après la mort...

— Un criminel insensé qui se cacherait parmi des criminels sains d’esprit, à supposer que ce dernier concept ait du sens. Ainsi, aux yeux de ses comparses, il aurait l’air normal...

— Avez-vous déjà rencontré un cas semblable ?

— Je vous avoue que non.

Pinel devint songeur.

— Savez-vous pourquoi, en 1793, j’ai été nommé à Bicêtre ? Parce que l’on attendait de moi que je fasse un tri. Oui. On guillotinait tout le monde, la France avait perdu la raison – car cela n’arrive pas qu’aux individus mais aussi aux sociétés, aux pays... Le Comité de salut public était persuadé que des royalistes et des agents étrangers se cachaient parmi les insensés. Quand je soignais un noble, un religieux, je devais statuer sur son cas. Si je disais qu’il était sain d’esprit, qu’il faisait seulement semblant d’avoir perdu la raison : on l’envoyait à la guillotine ! Heureusement, j’arrivais toujours à la conclusion que la personne présentait une maladie de l’esprit. Aujourd’hui, je peux l’avouer, j’ai parfois menti... Tout cela pour vous dire à quel point votre demande me trouble. En 1793, on voulait que je démasque les sains d’esprits parmi les insensés pour les exécuter ; vingt ans plus tard, vous attendez de moi que je vous aide à découvrir un éventuel insensé au milieu de sains d’esprit afin de l’envoyer en prison... Votre requête est comme une image en miroir de celle de 1793. Je ne comprends vraiment pas pourquoi tout le monde s’obstine à vouloir tracer une limite afin de placer les aliénés d’un côté, les sains d’esprit de l’autre... Cette frontière n’existe pas. Ils sont nous, nous sommes eux. Vous m’avez l’air d’avoir votre raison et, tout aussi bien, l’an prochain, vous ne l’aurez plus. Tandis que des insensés auront recouvré la raison. Sans parler de ceux qui sont aujourd’hui considérés comme insensés alors que, plus tard, on se rendra compte qu’ils portaient seulement un regard différent sur le monde, regard que l’on ne comprenait pas à l’époque. Je pense par exemple au marquis de Sade, que vous avez dû croiser dans le couloir...

Soucieux de revenir à son enquête, Margont formula l’une de ses réflexions.

— J’ai songé à ce que symbolise le feu dans la Bible. Les suspects étant tous issus de l’aristocratie, la religion est pour eux...

— Le feu ? Mais ce n’est pas le feu qui est le plus frappant dans votre affaire. C’est la répétition du feu. Il a brûlé quelqu’un, puis il a encore brûlé.

— Je vous saisis plus ou moins... Pourrait-il s’agir de quelqu’un qui a lui-même été brûlé ?

— Plus que cela ! Il brûle encore aujourd’hui.