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— Vous croyez que cet homme est en quelque sorte hanté par le feu ? Il aurait été victime du feu, d’une manière ou d’une autre. Il y penserait sans arrêt...

Margont comprenait confusément cela. Lui-même avait participé à de nombreuses batailles et, régulièrement, celles-ci resurgissaient sous forme de cauchemars. Il en allait de même de ses souvenirs d’enfance, alors qu’il était enfermé dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, quoiqu’ils fussent moins envahissants, ces derniers temps.

— Contrairement à certains de mes confrères, souligna Pinel, je pense que les maladies mentales ont une cause, qu’elles résultent d’atteintes de l’organisme qui, elles-mêmes, découlent d’émotions violentes mal maîtrisées par le sujet. Celui que vous cherchez a probablement vécu une expérience perturbante liée au feu, ce qui retentit sur le fonctionnement de son esprit.

— Donc si nous trouvons le brasier originel, nous identifierons l’homme... ajouta Margont pensivement.

Pinel devint joyeux.

— Bravo ! Vous devriez devenir médecin et soigner les aliénés, comme moi !

— Pardon ?

— Bien sûr ! Tout le monde s’intéresse à l’esprit et, en même temps, personne ne veut de ce métier-là ! Savez-vous ce que font la plupart de mes confrères lorsqu’ils sont confrontés à la folie ? Ils pratiquent une saignée ! Quelle aberration ! Ce qui est abstrait les inquiète tant qu’ils ramènent tout au concret, et quel concret, soit dit en passant ! Ce métier vous plairait et vous m’avez l’air d’être doué pour cela. Si vous étiez intéressé, si vous commenciez des études de médecine, j’accepterais de vous prendre comme élève.

Une brèche s’ouvrit en Margont et le médecin s’y engouffra.

— Ne songez-vous jamais à ce que vous ferez quand la guerre sera finie ?

Lefîne ricanait.

— Parce que ça finit un jour, une guerre ?

— J’y pense sans cesse, répondit Margont. J’aimerais lancer un journal...

Il se reprit. Il en disait trop !

— Faites les deux ! proposa Pinel. Au sujet des aliénés, vous aurez matière à article, croyez-moi ! Il n’y aurait pas trop de dix gazettes pour dénoncer le rejet dont ils sont victimes. Quand j’ai décrété que je voulais leur ôter leurs chaînes, c’est tout juste si je ne me suis pas retrouvé à partager un cachot avec eux !

— Je vais songer à votre proposition... Mais revenons à notre enquête... Le feu...

— Vous vous cachez derrière ce feu pour éviter de répondre à mon offre. C’est normal. Sachez que je la maintiens. Prenez le temps qu’il vous faudra pour y réfléchir.

— L’assassin est-il un aliéné qui aurait une maladie du feu ?

— Non. Il faudrait déjà débattre de ce qu’est une maladie, mais c’est un autre sujet. Il ne s’agit pas d’une personne qui aurait été atteinte d’un accès de manie avec manifestation de fureur aveugle, car elle aurait tout détruit dans la pièce, aurait fait un vacarme épouvantable qui aurait fait accourir la police, se serait jetée sur la force publique... Je ne crois pas non plus qu’elle entende des voix, car les pauvres âmes qui souffrent de ce fléau ont l’esprit si dérangé par ces phénomènes que, quand elles en viennent à commettre un crime, elles sont assez facilement démasquées. Parce que leurs idées sont si perturbées qu’elles sont incapables de mettre au point et d’exécuter un plan cohérent. En outre, la maladie s’exprime de manière manifeste, dans leur comportement, dans leurs propos...

— Je n’ai rien remarqué de tel chez mes suspects.

— Cet homme est en pleine possession de ses facultés intellectuelles. Mais il a été profondément troublé par le feu et essaie de se libérer de l’emprise de ce souvenir. Il existe bien des passions débilitantes ou oppressives : chagrin, haine, regrets, crainte, remords, envie, jalousie... Mais elles ne dégénèrent en aliénation mentale que parvenues à un très haut niveau d’intensité et, souvent, à la suite d’une commotion, d’un choc.

Margont joignit les mains. C’était un geste machinal, comme si ses idées avaient flotté devant lui, tels des moucherons, et qu’il avait voulu les rassembler. On pouvait également voir là l’étrange prière d’un croyant si en colère contre la religion qu’il se disait athée.

— Il se trouve caché parmi des monarchistes... Pourrait-il partager ses pensées entre sa hantise et son idéal politique ? Non, tout est hé au feu. D’une manière ou d’une autre, même la piste royaliste doit ramener au feu.

Pinel hocha la tête.

— Je le pense aussi. Il semble présenter une véritable monomanie du feu. C’est une idée fixe, exclusive. Même si un autre sujet l’intéresse, qui n’a rien à voir initialement avec le feu, le feu se propagera jusqu’à celui-ci et l’incendiera.

— Un autre sujet ou une autre personne... Et il en sera ainsi jusqu’à ce qu’il réussisse à éteindre ce brasier – en supposant que tel soit son but. Comment y parviendra-t-il ?

Pinel eut un sourire gêné.

— Vous connaissez la réponse, n’est-ce pas ?

Effectivement. Margont avait été hanté par son propre « feu » : l’enfermement dans l’abbaye Saint-Guilhem-le-Désert.

Malheureusement, le temps que celui-ci soit enfin réduit à l’état de braises, un nouvel incendie avait été allumé en lui par la guerre...

— Il lui faut régler ses comptes avec son passé...

— N’est-ce pas ce que nous faisons tous, toute notre vie durant ?

— Pourquoi les brûlures sont-elles différentes chez les deux victimes ? Le visage, puis les bras... Cela a-t-il un sens ?

— Oui, cela un sens, même si j’ignore lequel. Vous ne devez pas négliger cette question. Parce que le feu est au coeur de la monomanie de ce criminel. Toutes ses pensées convergent tôt ou tard vers le feu. Donc rien de ce qu’il fait avec le feu n’est lié au hasard.

Sur la question du curare, en revanche, Pinel ne fut d’aucun secours. Margont serra chaleureusement la main du médecin. Son corps était épuisé – comme si cette conversation avait été une course de plusieurs heures –, mais son esprit avait recouvré tout son mordant.

— Je ne vous remercierai jamais assez !

— Bonne chance. Et réfléchissez à ma proposition...

CHAPITRE XXX

Ce 28 mars, à Saint-Dizier, Napoléon tenait un nouveau conseil de guerre, maintenant que le véritable plan des Alliés avait été percé à jour. La veille, on avait appris la destruction de la division du général Pacthod et la retraite des maréchaux Marmont et Mortier vers Paris. Seul le maréchal Macdonald était favorable à l’abandon de la capitale et proposait de mettre les arrières ennemis à feu et à sang. Tous les autres officiers voulaient tenter de sauver Paris. L’Empereur trancha. L’armée française allait se précipiter au secours de la capitale. Une course contre les Alliés débutait.

CHAPITRE XXXI

Margont patientait sous les arcades de la rue de Rivoli. En 1801, Napoléon Bonaparte avait décidé de faire percer une longue et large voie sur un axe est-ouest. Celle-ci longeait, entre autres, le Louvre et le palais des Tuileries. Il s’agissait en fait de tout un projet d’urbanisme : édification d’habitations de qualité à toiture en carène, réalisation d’un égout, pavement de la rue... Ainsi était née la rue de Rivoli. Mais personne ne se décidait à acheter un logement dans ces bâtiments tous identiques et alignés comme des soldats de pierre attendant d’être passés en revue par l’Empereur. Il était très humiliant pour Napoléon de constater que les Parisiens ne voulaient pas de sa magnifique rue de Rivoli. Pour tenter de résoudre ce problème, le gouvernement impérial offrait maintenant trente ans d’exemption d’impôts à tout acheteur. Mais rien à faire, Rivoli demeurait vide... Lefine avait essayé de convaincre Margont de mettre leurs maigres économies en commun pour y acquérir un logement, car lui était persuadé que cet emplacement prendrait un jour de la valeur. Margont avait bien sûr refusé. Franchement, qui voudrait laisser à ses enfants un héritage aussi misérable qu’un appartement rue de Rivoli ?