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Il aperçut Charles de Varencourt, auquel il avait donné rendez-vous par l’intermédiaire d’une femme qui mendiait dans la rue, et lui fit signe. Décomposé, celui-ci ressemblait à un navire en perdition. On avait de la peine à le reconnaître. Il essuyait souvent son visage, que recouvrait aussitôt une nouvelle pellicule de sueur. Il darda un regard noir sur Margont.

— Vous voulez notre mort ? Pourquoi m’avez-vous convoqué ? Ah, je n’aurais jamais dû venir. Je vous accorde cinq minutes.

— C’est moi qui décide, pas vous. Si vous n’étiez pas venu, je serais allé moi-même taper à votre porte jusqu’à ce que vous m’ouvriez !

Varencourt haletait, cerf traqué qui entend les aboiements et le son des cors se rapprocher.

— Ah ! Voilà pourquoi on vous a confié cette enquête ! C’est que vous n’avez aucune conscience du danger ! Vous l’ignorez, mais vous êtes un mort ambulant.

Tout en parlant à voix basse, il entraînait Margont à l’écart, alors que, comme d’ordinaire, il y avait peu de passants.

— Les Alliés marchent sur Paris ! Alors les royalistes ne connaissent plus de limites. C’est à qui ira le plus loin, qui frappera le plus fort. On se croirait dans un chenil dont les cages sont en train de céder sous les coups de tête.

Margont le scrutait. Il parla avec ironie :

— Cela fait un moment déjà que la situation est critique. Y aurait-il une autre raison qui expliquerait votre panique ?

Varencourt pâlit plus encore. On eût dit un bonhomme de neige fondant sous le soleil.

— Finalement, vous faites bien de ne pas jouer aux cartes. Parce que, quand vous avez perdu, vous ne savez pas le reconnaître à temps. Quand j’ai une mauvaise main, je me retire du tour. Or, dans la situation présente, je tire des cartes de plus en plus défavorables et vous m’obligez à poursuivre et à augmenter les mises. Quand je suis allé trouver la police, je croyais que l’Empereur écraserait les Alliés, comme d’habitude. Je n’avais pas prévu qu’ils arriveraient jusqu’ici. J’ai misé sur le pique, et voilà que survient une avalanche de carreaux et de coeur. Si les Alliés l’emportent, ils feront main basse sur ces millions de feuilles qu’a accumulées l’Empire : dossiers, rapports, comptes rendus... De toute l’histoire de l’humanité, on n’a jamais vu bureaucratie aussi tatillonne et monstrueuse. Ils étudieront tout, scrupuleusement, et nous finirons par être démasqués. Au lieu de parler avec vous, je devrais être en train de m’embarquer sur le premier navire.

— Un grand joueur comme vous ne se laisserait pas démonter aussi facilement. Vous me cachez quelque chose.

— Comment savez-vous que j’aime jouer à ce point ?

— Vous éludez ma question.

— Le comité directeur se réunit ce soir. J’ignore encore où. Ils viendront probablement vous chercher. Vous ne devriez pas y aller. Disparaissez, voilà le meilleur conseil que je puisse vous donner.

— Eh bien moi, le meilleur conseil que je vous donne, c’est de ne pas disparaître, vous. Parce que si cela se produisait, la police aurait tôt fait de vous faire réapparaître. Saviez-vous que les Épées du Roi étaient en contact avec le comte Kevlokine ?

— Avec qui ?

Varencourt fronçait les sourcils. Margont eut envie de l’agripper par le col et de le secouer en tous sens.

— Arrêtez de me prendre pour un imbécile ! Vous savez fort bien de qui je parle.

— Vous vous obstinez à ne pas vouloir comprendre ? Nous avons tout misé sur le perdant !

Margont ne parlait pas la même langue que Varencourt. Pire, leurs esprits n’étaient même pas composés de la même matière : le sien était abstrait, impalpable comme les idées, tandis que celui de Charles de Varencourt, tout en rouages et en engrenages, ressemblait à la machine à calculer de Pascal.

— Je vais formuler ma question différemment, reprit Margont. Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé du comte Kevlokine ?

— Parce qu’il y a des limites à ne pas franchir !

Le visage de Varencourt se modifia. Il exprimait maintenant plus la résolution que la peur.

— Ce sujet-là leur tenait trop à coeur. Le groupe évoquait souvent la nécessité d’arriver à se mettre en relation avec le principal agent du Tsar. On en parlait justement parce que l’on ignorait comment le contacter. Et tout à coup, quelques semaines avant votre admission, ce sujet a disparu des conversations. Hop !

Il avait claqué des mains, comme un pitre de foire.

— Par contre, le vicomte de Leaume connut alors ce que j’appellerais une flambée de toute-puissance. Notre groupe était «le fer de lance du combat contre le tyran », nous allions « prendre l’ennemi en tenaille »... J’ai pensé qu’il avait enfin réussi à contacter ce Kevlokine. Je songeai qu’un pas important avait été accompli et notai avec amertume que l’on me tenait à l’écart de cette heureuse nouvelle. J’ai beau être un traître, j’ai ma susceptibilité. Un soir – une dizaine de jours avant notre rencontre –, je lançai donc, l’air de rien : « Je suis convaincu que nous rendons de grands services à la cause de la Restauration. Malheureusement, nos mérites ne parviendront jamais à l’oreille de Sa Majesté. »

Il grinça des dents.

— Ah, si vous aviez vu leurs regards ! Rien que d’en parler, je les revois s’adressant des coups d’oeil. Cela, ils me le paieront ! Il y a des jours où être un traître et poignarder les gens dans le dos vous apporte des satisfactions autres que purement financières. Je crois que tous savaient sauf moi ! Ce fut le baron de Nolant qui se prit dans mon filet. N’ayant pas prêté attention aux regards des autres et étant lancé dans le vif de la conversation, il me répondit : « Le Tsar informera Sa Majesté. » « Où en sommes-nous, du côté des recrutements ? » intervint Jean-Baptiste de Châtel. Et la conversation s’en alla dans cette nouvelle direction. Un peu trop rapidement et de manière décousue.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas raconté tout cela ?

— Parce que c’est un sujet trop dangereux ! Ils devaient préparer un plan dans lequel ce Kevlokine jouait un rôle.

Margont s’obligeait à demeurer calme. Varencourt ressemblait au Moniteur ou au Journal de Paris : le vrai s’y mélangeait aux mensonges. C’était tout un art que de rayer le faux et de remettre les phrases dans le bon sens. Mais, en étant attentif, en repérant les contradictions et en éliminant les invraisemblances, on pouvait y parvenir. De ces pépites, une fois qu’on les avait débarrassées des scories, on obtenait de la poussière d’or de vérité.

— Donc, en somme, résuma Margont, vous nous avez parlé de tout sauf du plus important.

Varencourt leva l’index, avocat de sa propre cause perdue.

— Pas exactement. Je dirais plutôt que tout est lié. Les affiches, le comte Kevlokine, la rébellion, l’assassinat du colonel Berle... Par contre, j’ignore qui a tué l’agent du Tsar. Mais, depuis ce meurtre, ils ont changé...

Varencourt s’interrompit, prenant conscience qu’il avait trop parlé.

— Donc vous êtes au courant ! Comment le groupe a-t-il su que Kevlokine avait été assassiné ? le pressa Margont.

— Honoré de Nolant connaît du monde... Il a des informateurs... J’ignore qui... Mais Leaume m’a révélé ce matin que le comte avait été tué. Il ne m’en a pas dit plus.

— Il est venu chez vous ?

— Non. J’étais en train de jouer dans une auberge que j’affectionne. Le vicomte de Leaume est arrivé à l’improviste et m’a invité à une «promenade ». J’ai eu droit à de multiples questions à votre sujet. Il m’a redemandé où nous nous étions rencontrés, quand, comment, par l’intermédiaire de qui, pourquoi. Heureusement, j’avais bien appris la leçon. Pourtant, depuis peu, il avait l’air de commencer à vous accepter. Puis il m’a annoncé la mort de Kevlokine. C’est cet événement qui a changé la donne. Ça et l’arrivée des Alliés.