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Ils avaient fait quelques pas et s’arrêtèrent au niveau du jardin des Tuileries, qu’une grille élégante séparait de la rue de Rivoli et qui retentissait de cris de joie. Des couples de soldats et de belles s’y promenaient, riaient, échangeaient des promesses ; des attelages somptueux passaient au petit trop ; tout juste arrivés à Paris, des dragons d’Espagne – ces combattants d’élite que la guérilla espagnole elle-même craignait et surnommait les cabezas de oro, les « têtes d’or », en raison de leurs casques en cuivre doré – étaient les héros du jour... Ceux qui croyaient en la victoire venaient se montrer sous les fenêtres du palais des Tuileries, où siégeait le gouvernement impérial, raillant les « peureux » et affichant leurs convictions. Spectacle étrange... C’était comme si, ici, le temps s’était arrêté. On était fin mars 1814, excepté aux Tuileries, où brillait tous les jours le soleil d’Austerlitz.

Margont demeurait silencieux. Il ignorait si Louis de Leaume avait appris que l’on avait retrouvé l’emblème des Épées du Roi sur la dépouille du comte Kevlokine. Seulement, poser directement la question à Varencourt, c’était courir le risque de lui révéler des informations qu’il ignorait.

— La suite ! finit-il par dire.

— Je ne sais rien de plus ! Vraiment, je vous le jure !

— Soupçonne-t-il l’un des membres de son groupe ?

— Mais pourquoi dites-vous cela ? Cela n’a pas de sens... On ne tire pas sur son propre camp !

— Vous le faites bien, vous !

Varencourt se froissa de cette remarque.

— Je crois vraiment que vous devriez disparaître... conseilla-t-il à Margont. Mais après la rencontre de ce soir ! Si vous fuyez maintenant, ils se rendront compte de votre absence dès la fin de la journée. Alors tous les soupçons se porteront sur vous avant de ricocher sur moi, puisque c’est moi qui vous ai introduit. Tandis que si vous filez après la réunion – et moi de même –, il leur faudra plus de temps pour s’en apercevoir et nous pourrons mettre une plus grande distance entre eux et nous. Oui, en y réfléchissant bien, c’est ainsi qu’il faut procéder...

Il faillit empoigner Margont par le bras, mais se ravisa.

— Faites ce que vous voulez, bougre d’entêté. Je ne vous demande qu’une seule chose : quand vous déciderez de disparaître, avertissez-moi ! Ou vous aurez ma mort sur la conscience. Or vous en avez une, de conscience, et une belle. Jurez-moi que vous me ferez alerter si vous vous retirez du jeu !

— Si un tel cas de figure se produit, j’essaierai de vous avertir.

Son interlocuteur ne paraissait guère soulagé. Quelque chose semblait lui avoir fait perdre son sang-froid. Or c’était un joueur expérimenté et doué. Ses explications ne suffisaient pas à justifier un tel trouble chez lui. Et sa peur avait quelque chose de théâtral. Lorsqu’il avait failli empoigner Margont, sa façon de bafouiller par moments, ses suppliques... Était-il aussi effrayé qu’il voulait le paraître ? Ou cette peur était-elle un voile destiné à dissimuler son véritable état d’esprit ? Plus on était franc avec Charles de Varencourt, plus il semblait vous mentir.

— Où étiez-vous la nuit où Châtel, Leaume et Nolant ont fait irruption chez moi pour m’obliger à utiliser mon imprimerie ?

— Je ne sais rien de tout cela...

— Quelqu’un a inspecté mon logement, le soir même de ma première rencontre avec eux.

— Ce n’est pas étonnant... Une précaution bien inutile, d’ailleurs. Qui serait assez bête pour laisser des choses compromettantes chez lui ? Nous sommes fouillés, suivis, surveillés... Par les autres et par les nôtres ! On apprend à vivre avec...

— Qui est l’amant de Catherine de Saltonges ?

Varencourt rougit. Sa bouche s’ouvrit, mais il se trouva incapable de répondre. Il suffoquait, plutôt. On aurait dit un goujon brusquement tiré hors de l’eau par un hameçon et jeté sur la grève.

— Je ne... me mêle pas de ce genre de choses...

Il était vraiment mal à l’aise. Était-il amoureux de cette femme ?

— Laissez-la donc en dehors de toutes ces histoires, finit-il pas dire. Elle a déjà vécu bien assez de drames comme cela, ne croyez-vous pas ?

Se ressaisissant, il plongea ses yeux droit dans ceux de Margont.

— Puisque vous soulevez les robes, soulevons-les. Toutes les robes ! Vous devez savoir que Jean-Baptiste de Châtel a été confronté au tribunal de l’Inquisition espagnole. Ce n’était pas seulement en raison de ses hérésies, de ses violations du dogme de l’Église catholique romaine. Il était également fait mention d’actes de sodomie. Cela, c’est Louis de Leaume qui me l’a appris, un jour où Châtel l’avait une fois de plus contredit devant tous et se comportait comme si c’était lui le chef de notre groupe. Leaume s’est exclamé : « Faut-il que vous ne m’aimiez pas ! À moins que vous ne m’aimiez trop, justement ? L’Inquisition n’a-t-elle donc pas réussi à vous dissuader de poursuivre dans cette voie ? » Plus tard, quand je l’ai interrogé à ce sujet, le vicomte de Leaume m’a raconté que Jean-Baptiste de Châtel avait eu une liaison avec un moine de l’abbaye d’Aljanfe. En décembre 1812, Châtel tenta d’intégrer les Chevaliers de la Foi. Mais un associé de charité – ce groupe désigne ainsi ses membres du premier degré – était au courant de cette histoire, parce qu’il avait émigré à Madrid par le passé. L’homme la révéla et Châtel ne fut pas accepté dans leur ordre secret. Lorsque Châtel voulut rejoindre les Épées du Roi, les Chevaliers de la Foi informèrent le vicomte de Leaume de cette affaire. Mais il accepta néanmoins Châtel. Si bien qu’au début, ils s’entendaient à merveille, même si, aujourd’hui, cela paraît difficile à croire. Mais, depuis cette allusion du vicomte aux moeurs de Châtel, ils se haïssent. Maintenant que vous savez tout cela, votre enquête s’en trouve-t-elle plus avancée ?

« Oh oui ! » songea Margont. Il suspectait déjà un autre motif au conflit entre Leaume et Châtel, en sus de la rivalité pour le pouvoir. Cette manière qu’avait Jean-Baptiste de Châtel de fixer Louis de Leaume, si sûr de lui, si intrépide... Pourquoi Louis de Leaume, se dit Margont, n’aurait-il pas raison : Jean-Baptiste de Châtel était peut-être attiré par lui et son acharnement contre lui pouvait provenir d’un dépit amoureux. Il nota aussi que Charles de Varencourt avait éludé sa question concernant Catherine de Saltonges. Varencourt avait brandi cette nouvelle information au moment où Margont le serrait de près. Tels les Mongols au Moyen Âge, il prenait soin de ne jamais vider entièrement ses carquois. Ainsi, quand il était menacé, il lui restait toujours quelques flèches à décocher à bout portant... Margont décida de se rapprocher plus encore.

— Vous ne savez donc pas qui est le père de l’enfant que portait Mlle de Saltonges.

— Un enfant ? Pourquoi portait ?

Il détourna la tête, ayant visiblement deviné la réponse à la deuxième question. Quand il reprit la parole, il était au bord des larmes.

— Vous êtes un enquêteur doué. Je croyais avoir toujours une longueur d’avance sur vous. Mais vous m’avez distancé sans même que je m’en rende compte.

Une nouvelle fois, il tentait de faire dévier la conversation. Mlle de Saltonges constituait le seul sujet qui le mettait dans l’incapacité de parler. Il se tut et son regard se perdit dans le vague. Il était amoureux de cette femme. Margont répéta ses questions. En vain. Quand il le saisit par la manche pour le tirer de sa torpeur, Varencourt le regarda avec surprise, comme s’il était pris à partie par un inconnu.