— Faites donc ce que vous voulez... murmura-t-il.
— La rébellion armée, les assassinats... Maintenant, parlez-moi du troisième plan.
Varencourt plongea son regard dans le sien. Le masque de la peur était tombé et dans ses yeux dansait la souffrance.
— Ah oui, le troisième plan... Vous avez deviné cela aussi... Ah, Joseph n’est pas si maladroit que cela, après tout, pour avoir trouvé un limier tel que vous ! Oui, le troisième plan... Ils en ont un, en effet. Je n’en sais pas plus et, après tout, finalement, je m’en moque ! Nul doute que vous allez finir par apprendre ce dont il s’agit. Vous décelez tout tandis que, moi, je ne suis qu’un pauvre aveugle !
Les larmes noyaient ses yeux. Mais au fond de ces lacs salés continuait à briller une lueur de rage désespérée. Margont découvrait un autre Charles de Varencourt.
— Je crois que nous avons assez parlé pour aujourd’hui, conclut celui-ci.
Toutefois, lorsque Margont fut sur le point de s’en aller, Varencourt le rappela.
— J’aimerais vous poser une question. Vous me devez bien cela... Supposons que les Alliés l’emportent, que Paris tombe entre leurs mains. Puis imaginons que vous démasquiez enfin l’assassin du colonel Berle. Prendriez-vous le risque d’aller trouver la police royale pour lui révéler ce que vous avez découvert ?
— Bien sûr !
Varencourt s’attendait à cette réponse et, en même temps, il ne la comprenait pas.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ne pas adopter un profil bas ? Pourquoi risquer la prison ?
Peut-être qu’en d’autres circonstances Margont n’aurait pas répondu. Mais il eut pitié de Varencourt.
— Vous ne pouvez pas comprendre cela. Nous sommes trop différents. La justice est une valeur à laquelle je tiens plus qu’à ma propre personne. Cela tient à ma philanthropie, une qualité pénible à porter, je vous prie de le croire. Mais c’est ainsi. La Révolution a changé ma vie. Elle a fait entrer en moi l’amour de la liberté. Or il ne peut pas y avoir de liberté sans justice. Cela est difficile à expliquer. Je ne parviens pas à trouver les mots justes pour exprimer ma détermination et, pourtant, je vous prie de croire qu’elle est sans faille. Donc oui, j’irai jusqu’au bout de mon enquête, même si je n’ai personnellement rien à y gagner, même si je dois y perdre et même si le ciel nous est tombé sur la tête entre-temps.
Varencourt médita ces paroles.
— Je vous remercie pour la sincérité de votre réponse.
— Puisque nous sommes dans les confidences, sachez que je n’ai jamais compris les joueurs de cartes... Alors moi aussi j’ai une question. Que vous apporte le jeu ?
— Des sensations fortes ! Au revoir, « chevalier ».
Ils se séparèrent. Tout en marchant, Margont songeait qu’il avait si violemment ébranlé Charles de Varencourt que celui-ci pouvait être tenté de se venger en le dénonçant... Quand on accule quelqu’un au bord d’un gouffre, il suffit à celui-ci de vous agripper et de pivoter sur lui-même pour vous précipiter à sa place dans l’abîme...
CHAPITRE XXXII
Tout était prêt ! C’était du moins ce qu’avait assuré Mathurin Jelent à Margont, qui s’activait dans son imprimerie. Au-dehors, des agents faisaient le guet. Il ne les avait jamais rencontrés, n’essayait pas de les repérer, ne les avait pas remarqués quand, dans la matinée, il était sorti pour aller retrouver Varencourt rue de Rivoli... Sa vie reposait désormais entre les mains d’inconnus. Petit détail absurde, alors que deux cent mille envahisseurs marchaient sur Paris, alors qu’il risquait d’être pris le soir même dans une fusillade... il imprimait des futilités ! Il brandit une épreuve dont l’encre, humide, luisait.
— Qu’est-ce que c’est ces bêtises ? « Madame la baronne de Bijonsert a le plaisir de vous inviter au Bal de Printemps qu’elle donnera en son hôtel particulier le 29 mars. » Elle veut cinq cents exemplaires de son invitation ! Elle aurait dû en demander deux cent mille, parce qu’avec tous les Alliés qui arrivent, elle va l’avoir, son Bal de Printemps !
— Noblesse d’Empire... précisa Mathurin Jelent.
— Et alors ?
— Et alors elle dilapide, jette son argent par les fenêtres... Elle fait ce qu’elle peut pour dépenser un million en une semaine. Parce que si Louis XVIII monte sur le trône, la baronne de Bijonsert devra rendre son hôtel particulier au baron de Quelque-chose – baron Ancien Régime, celui-là – qui y habitait avant la Révolution, on saisira peut-être une partie de ses biens... Quand on va tout perdre ou presque, autant se faire plaisir, s’offrir une dernière belle soirée. Les souvenirs, ça, au moins, personne ne peut exiger que vous les rendiez à quiconque...
Margont était furieux, mais fit semblant de se réjouir, tout en se disant que, à se comporter ainsi, il allait vraiment finir par perdre la raison... Il s’aperçut que sa main avait machinalement réduit en boule le carton d’invitation.
— Épreuve ratée. Recommencez.
Lefine se trouvait également là, installé devant un établi pour n’y rien faire, inerte au coeur de l’agitation, telle une reine des abeilles somnolant au milieu de ses ouvrières. À peine Margont l'avait-il informé des révélations de Varencourt qu’il avait décidé de ne plus quitter son ami. Il possédait cette qualité que les hommes envient aux chats de pouvoir basculer instantanément de l’activité au repos complet et vice versa. Alors que, le soir, Margont avait besoin d’une heure de lecture pour apaiser la frénésie de ses pensées – à supposer qu’il se calmât jamais vraiment, en fait –, lui se plongeait avec aisance dans une béatitude floue, jouissant du présent sans penser aux nuages de tempête qui assombrissaient l’horizon. En cet instant, il se disait qu’imprimeur était finalement un bien beau métier. La baronne de Bijonsert voulait cinq cents invitations ? On en imprimait cinq cent une et l’on se rendait à son bal ! Festin gratuit, danses avec des belles... Il suffisait d’arriver tard, quand la baronne aurait cessé d’accueillir ses invités à la porte, et de se faufiler dans la cohue. Sous ses doigts glissa une autre épreuve qui tomba – par hasard ! – dans sa poche.
Margont regrettait d’avoir fait en sorte que Lefine soit repéré par les Épées du Roi. Une fois de plus, il s’était concentré sur ses raisonnements, sous-estimant les risques qu’entraînait leur application concrète.
Les ombres s’étendaient dans les rues, telles des plantes noires que faisait croître la nuit. La porte s’ouvrit ; une bouffée d’air glacé s’engouffra dans la pièce. Margont reconnut ce visiteur. Il s’agissait de l’un des hommes qui s’étaient rendus chez lui en compagnie du vicomte de Leaume.
— Monsieur Lami et moi avons une affaire à régler, annonça Margont à ses employés.
Lefine et lui emboîtèrent le pas à cet individu, qui n’avait pas prononcé un mot.
CHAPITRE XXXIII
La foule s’écoulait péniblement dans les rues. Le mauvais éclairage – de vieilles lanternes à huile qui oscillaient dans le vent au bout de leur corde, tels des pendus – renforçait l’impression générale de chaos. Margont et Lefine se démenaient pour suivre leur guide. Celui-ci marchait rapidement, repoussant les réfugiés qui cherchaient où installer leurs familles perchées au sommet de carrioles surchargées. Margont se demandait si les agents de Joseph les talonnaient effectivement. Combien étaient-ils ? Mathurin Jelent n’avait pas pu le renseigner.
Un détail le troublait. Leur guide ne se retournait jamais. Il aurait dû le faire, afin de s’assurer qu’on ne les suivait pas. Pourquoi ne respectait-il pas cette précaution élémentaire ?
La Seine apparut. Ils empruntèrent le pont de la Tournelle, traversèrent l’île Saint-Louis – le quartier le plus calme de Paris, bien que l’on fût au coeur de la capitale, et réputé pour ses élégants hôtels particuliers édifiés sous Louis XIII et Louis XIV – et rejoignirent l’autre rive par le pont Marie. Ils prirent aussitôt à droite. Ils longeaient la Seine. Margont interpella leur guide.