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— Il faut ralentir, ou vous irez tout seul là où vous voulez nous conduire...

L’homme s’engagea sur le pont d’Austerlitz, si bien qu’il les ramenait sur la rive gauche, qu’ils venaient de quitter. L’affluence était grande, de nombreux réfugiés se dirigeant vers le misérable faubourg Saint-Marcel dans l’espoir de s’y loger à bas prix. On se bousculait, on s’invectivait... Margont, agitant les bras, ressemblait à un homme en train de se noyer dans une marée humaine. Ils allaient atteindre l’autre rive. Margont et Leftne venaient de dépasser une charrette de fourrage lorsque deux individus surgirent dans leur dos et les forcèrent à accélérer à nouveau, en les poussant en avant.

— Pressons, pressons, monsieur de Langés.

Margont reconnut l’un d’eux, également aperçu lors de la visite impromptue du vicomte de Leaume. L’adolescent qui guidait la charrette obligea à l’aide du mors le cheval à s’écarter et sa carriole se mit en travers du pont.

— Attention ! Attention ! Holà ! Ho ! Calme-toi ! Tout doux ! criait-il, tandis qu’au contraire il énervait sa bête en lui remuant la tête en tous sens.

L’animal s’irritait, ne comprenant pas ce que voulait son maître. Il hennissait, piaffait... La foule refluait tant bien que mal. Cela sentait le coup de sabot... Et, de toute façon, le passage était bloqué.

Pendant ce temps, les trois hommes entraînaient vivement Margont et Lefine dans les ruelles du faubourg Saint-Marcel.

CHAPITRE XXXIV

Margont essayait de ralentir leur marche. Mais les deux hommes dans son dos le pressaient toujours plus. Ils bifurquèrent dans une ruelle, en prirent une autre, s’engagèrent dans une troisième... Leur parcours ressemblait à la marche d’un ivrogne égaré dans un labyrinthe. Margont ne connaissait pas ces lieux, visiblement mal famés. On faisait tout pour l’égarer et, en plus, il avait un médiocre sens de l’orientation. Son seul espoir de déterminer où ils se trouvaient résidait en Lefine. Ils se faufilèrent entre deux habitations, par un passage si étroit qu’il fallait cheminer à la queue leu leu. L’homme qui fermait la marche s’arrêta au milieu de ce coupe-gorge et se mit à chiquer, tandis que le reste du groupe poursuivait sa progression. Si les agents de Joseph les suivaient encore, il leur faudrait passer sur le corps de celui-là...

Ils parvinrent dans une cour crasseuse étranglée par les bâtiments qui l’entouraient. Leur guide les fit entrer dans une vieille maison. Il indiqua l’escalier :

— Ils vous attendent là-haut.

Lui-même demeura en bas, en faction avec son complice.

L’étage offrait un spectacle déroutant. Les volets fermés et les rideaux tirés transformaient la grande pièce en une sorte de cocon illuminé de l’intérieur par des lampes. Les cinq membres dirigeants des Épées du Roi étaient installés au milieu d’une accumulation d’objets luxueux : commodes en marqueterie à la Régence, buffets-vaisseliers, chaises à haut dossier Louis XIII, fauteuils Louis XIV et Louis XV, tables à jeu, tables en « bois des isles », « bonheur-du-jour » recelant des cachettes où l’on pouvait dissimuler des lettres compromettantes, sofa d’alcôve... Ce salon ressemblait à une caverne d’Ali Baba dissimulée au milieu des maisons des quarante voleurs.

Le vicomte de Leaume les invita à s’asseoir.

— Venir ici est toujours un plaisir. Il s’agit de notre trésorerie, expliqua-t-il. Beaucoup des nôtres ont émigré dans toutes les capitales d’Europe. Souvent, ils ont dû abandonner en France des meubles trop encombrants. Mais, plutôt que de les laisser aux mains des révolutionnaires, ils ont parfois réussi à les amasser dans des caches comme celle-ci. Des amis réfugiés à Londres nous ont confié la tâche de veiller sur ce lieu. En échange, nous pouvons vendre une partie des biens. À condition d’utiliser l’argent pour la bonne cause, bien entendu.

Margont s’assit dans un confortable fauteuil au revêtement égayé de roses.

— Fauteuil Louis XVI : la place du décapité... plaisanta Honoré de Nolant.

Ce trait de mauvais goût aurait dû lui attirer les foudres de ses compagnons, mais ceux-ci firent mine de ne pas l’avoir entendu. Lefine choisit le siège le plus différent possible de celui de son ami. Leaume était joyeux et tendu à la fois.

— Je vois que vous êtes accompagné de M. Plami...

— « Lami » : L, A, M, I, monsieur le vicomte, corrigea Lefine.

— Peu importe... Quoi qu’il en soit, à titre exceptionnel, je vous autorise à assister à cette séance. Vous allez comprendre pourquoi.

Margont pensait à tout à la fois. Il observait ses interlocuteurs, étudiait leurs manières, songeait aux agents de Joseph – peut-être que ceux qui suivaient Varencourt ou Catherine de Saltonges, eux, n’avaient pas été semés... –, jouait son rôle de son mieux... Il s’imprégnait aussi des lieux. Durant ses campagnes, il avait appris à évaluer les distances, à repérer le moindre détail. C’était une question de survie. Quand on engageait ses soldats à découvert, dans un champ, il fallait avoir déjà réfléchi au fait que des coups de feu pouvaient provenir de ce bois, là-bas, à trois cents pas au nord-ouest, qu’en courant, on mettrait une trentaine de secondes à atteindre ce chemin creux qui s’étendait d’est en ouest et qui offrirait un excellent point de défense, que l’on allait sûrement trouver de l’eau – de l’eau ! ― dans ce bosquet vert vif, à l’est, en contrebas, car on y repérait des saules pleureurs, arbres qui ont une prédilection pour les ruisseaux et les mares... L’air de rien, il comptait donc les mètres qui le séparaient de la porte et des fenêtres...

Finalement, tout le monde était nerveux, excepté Charles de Varencourt, qui avait repris des couleurs. Margont aurait préféré le retrouver aussi pâle que précédemment. Qu’est-ce qui avait pu apaiser son inquiétude ? Quant à Catherine de Saltonges, quoique tendue, elle ne laissait rien soupçonner du drame qu’elle avait vécu une semaine plus tôt.

Louis de Leaume exultait.

— Ce lieu est le joyau de notre groupe. C’est ici que nous nous sommes réunis à chaque fois que notre moral flanchait, que nous avions subi un revers, et il nous a toujours réconfortés ! Mais, aujourd’hui, c’est l’inverse. Les nouvelles ne sont pas bonnes, elles sont excellentes ! Miraculeuses ! Alors j’ai choisi cet endroit pour les fêter. Les Alliés sont aux portes de la capitale ! Leur attaque est imminente. Or il va leur falloir prendre Paris le plus vite possible. Donc, plus que jamais, ils ont besoin de nous !

— Tous les groupes monarchistes parisiens viennent de voir leur valeur décupler, exphqua à sa façon Honoré de Nolant.

Margont nota qu’il n’était pas dans l’habitude du baron de Nolant d’intervenir ainsi sans arrêt. En outre, son humour était cynique, morbide. Lui aussi se comportait de manière étrange.

— Plus nous aiderons nos alliés, reprit Louis de Leaume, plus il leur sera difficile de ne pas rendre le trône de France à son seul propriétaire légitime : Sa Majesté Louis XVIII. Nous allons donc passer à l’action.

— Sur-le-champ, ajouta Honoré de Nolant en exhibant un pistolet qu’il pointa sur Margont.

Des armes à feu apparurent de tous les côtés. Louis de Leaume menaçait lui aussi Margont. Varencourt et Jean-Baptiste de Châtel tenaient Lefine en respect. Seule Catherine de Saltonges demeurait les mains libres.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Margont.

Louis de Leaume rit franchement.

— Même les yeux plongés dans la gueule de nos armes, vous continuez à faire face ? Bien ! L’opinion que j’ai de vous remonte un peu. Mais vos efforts sont inutiles, nous savons que vous êtes tous les deux des traîtres.