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— Vous nous avez vendus ! lança Margont à Charles de Varencourt.

Celui-ci riait.

— Pas du tout ! Vous n’avez rien compris.

Le vicomte de Leaume ne pouvait résister à l’envie de révéler l’étendue de son triomphe.

— Nous savions tout depuis le début, dès avant notre première rencontre.

Cette annonce fut un coup de masse pour Margont. Mais son instinct de survie, sa ténacité lui permirent d’encaisser ce choc. Ses pensées s’emballaient, analysaient tout à une vitesse étonnante. Il ne poursuivait plus qu’un seul but : se sortir vivant de ce piège, avec Lefine, bien sûr. D’abord, gagner du temps. La police secrète de Joseph n’avait peut-être pas perdu leur trace, ou celle de Catherine de Saltonges et de Varencourt... Tenir bon jusqu’à l’assaut !

Catherine de Saltonges ne semblait pas se réjouir de la situation. Son regard évitait de se poser sur le visage des prisonniers. Le vicomte de Leaume annonça :

— Nous allons vous enfermer dans une cave jusqu’à la libération de Paris par les Alliés ! Cela sera bref. Ensuite, vous serez transférés dans une prison, jusqu’à ce que la justice du roi se penche sur votre cas. Cependant, je crois pouvoir dire que vous n’avez pas trop à vous inquiéter. Sa Majesté aura à coeur d’obtenir la réconciliation de tous ses sujets, les royalistes, les républicains et les bonapartistes. Puisque vous n’avez causé aucun préjudice à notre cause, je pense que vous serez assez vite libérés.

Catherine de Saltonges se leva.

— Je dois rentrer chez moi. C’était convenu...

— Allez-y, chère amie. Roland va vous raccompagner, lui répondit Louis de Leaume.

Elle s’en alla avec empressement. « Roland » devait désigner l’un des deux hommes qui montaient la garde en bas. C’était en tout cas ce qu’espérait Margont.

Leaume avait mis trop de soin à les rassurer sur leur sort. Maintenant, Catherine de Saltonges quittait la pièce, elle qui s’était tenue à l’écart la nuit où Honoré de Nolant avait placé son couteau sur la gorge de Margont – car la situation aurait facilement pu dégénérer... –, elle qui ne voulait pas assister aux manifestations de violence... En outre, le vicomte de Leaume venait de leur en révéler beaucoup, or il avait l’obsession du secret... Margont comprit que le groupe allait l’assassiner, et Lefine avec lui. Voilà pourquoi on les avait reçus dans ce lieu : pour y puiser la force de supprimer de sang-froid deux personnes désarmées. S’il ne trouvait pas une solution, il ne lui restait plus que quelques minutes à vivre...

— Eh bien, lança-t-il à Lefine, on aurait dû écouter les conseils de Galouche ! Quand on lui racontera ça...

Leur ami Galouche reposait dans une fosse commune du champ de bataille de la Moskova... Lefine acquiesça.

Il avait saisi le message. Leaume fit signe à Margont de se lever et entreprit de le fouiller.

— Où est-elle ?

Ses gestes étaient rapides et précis. Sa main gauche se faufilait partout. Sa main droite, elle, ne bougeait pas, continuant de maintenir le canon du pistolet posé contre le coeur de Margont.

— La lettre ! Où est-elle ?

— Quelle lettre ?

— Ah non, monsieur, non... Je crois vous avoir prouvé que l’imbécile, de nous deux, c’est vous... Je veux la lettre que vous ont remise vos commanditaires.

S’il passait à l’action, Margont évaluait ses chances de succès à... aucune. Varencourt intervint :

— Il essaie de gagner du temps. Bien sûr qu’il possède un document officiel qui atteste qu’il agit pour le compte de l’Empire...

Alors c’était donc pour cela, songea Margont. Toute cette mise en scène, cette fausse trahison de Charles de Varencourt, sa fausse admission au sein des Épées du Roi : tous ces efforts et ces risques encourus pour cette lettre. Fallait-il qu’elle soit importante pour la réalisation de leur plan...

— Elle se trouve chez moi, dit Margont.

— Certainement pas ! répliqua Honoré de Nolant. J’ai moi-même fouillé votre logement, et je m’y connais !

Jean-Baptiste de Châtel ajouta :

— J’y étais également. De toute façon, un tel document, on le garde précieusement sur soi, car on peut en avoir besoin, en cas d’arrestation par la police ou si l’on doit obtenir le concours de quelqu’un.

Leaume tira si fort sur la chemise de Margont qu’il la déchira.

— S’il le faut, je vous mettrai nu, mais je la trouverai. Ou peut-être faut-il que je torture votre ami sous vos yeux jusqu’à ce que vous parliez ! La police a dû vous raconter ma vie... Je suis le rescapé d’un charnier...

Jean-Baptiste de Châtel précisa :

— L’ange de la Mort l’a serré dans ses bras et, même si notre ami est parvenu à se libérer, l’ange a eu le temps de croquer son âme...

Pour protéger Lefine, Margont répondit.

— Dans la boucle de ma ceinture.

Leaume découvrit la cache et recula avec sa trouvaille. Il déplia la lettre tout en continuant à menacer Margont.

— C’est cela ! exulta-t-il. Tiens ? Ce n’est pas un espion, mais un militaire. Un major, qui plus est ! Voilà pourquoi tes informateurs étaient incapables de l’identifier, Honoré. Major Quentin Margont... Elle est signée par Joseph Ier, roi d’Espagne !

Margont guettait un moment propice pour se jeter sur eux, à deux contre quatre... Malheureusement, ils maintenaient leur vigilance. Il était inutile d’attendre une erreur de leur part. Il fallait donc provoquer cette faute et s’engouffrer dans la brèche. Qui était le maillon faible de leur groupe ? Varencourt ! C’est lui qui avait exécuté la partie la plus difficile de leur plan et qui occupait la position la plus délicate. Cet après-midi-là, s’il était tendu, c’était parce qu’il avait eu peur que Margont ne vienne pas à la réunion ou ne finisse par découvrir cette manipulation au dernier moment... Varencourt avait donc fait semblant de le dissuader de venir, pour mieux l’y inciter, au contraire ! Il avait douté du bon déroulement de sa mission... Les autres membres avaient-ils perçu sa tension ? Là ! Là, il y avait un fil à tirer ! Jouer sur la méfiance et les peurs.

— Nous allons vous ligoter et vous bâillonner. Nous avons tout ce qu’il nous fallait, conclut Louis de Leaume.

— Moi aussi. J’ai réussi ma mission ! annonça Margont.

— Ah oui, vraiment ? le défia Jean-Baptiste de Châtel, dont l’index caressait la détente de son pistolet.

— Les affiches, l’assassinat du colonel Berle : des diversions... Vous aviez besoin de moi pour votre troisième plan, le plus spectaculaire, celui qui aura l’impact le plus fort, votre coup de maître !

Le visage de Louis de Leaume se froissa sous l’effet de la surprise.

— Comment avez-vous appris cela ?

— C’est un homme malin, avertit Varencourt. Mais il ne sait rien de plus.

Alors Margont jeta sa dernière carte dans la bataille : une idée, une spéculation, une hypothèse encore trop peu argumentée... Mais, s’il ne disait rien, on allait le tuer, et Lefine aussi, alors qu’avait-il à perdre ?

— Au contraire, je sais tout. Vous allez assassiner Napoléon.

La consternation s’abattit sur le groupe. Quel étrange paradoxe que de voir des gens pointer des armes sur vous tout en ayant l’air inquiets ! Louis de Leaume devint sombre. Non, vraiment, il n’avait pas imaginé les choses ainsi. Il subissait la déconvenue du joueur d’échecs qui annonce en souriant : « Échec et mat » et voit son adversaire lui répondre : « Permettez... », et voilà que ce dernier déplace une pièce qui relance la partie ! Cette erreur de calcul ternissait sa joie, telle une goutte de graisse qui venait tâcher le flamboyant costume de son triomphe. Varencourt s’inquiétait du trouble de leur chef.

— Il brode, il parle, il prêche le faux, le vrai... C’est par chance qu’il est tombé juste !

Margont affichait un calme déroutant. Ce n’était qu’un paravent, mais il y employait toute son âme. Lefine, repérant cela, l’imita, et sa sérénité composait un magnifique écho à celle de son ami. Tous deux agissaient comme si tout se déroulait exactement comme ils l’avaient prévu.