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Margont allait la questionner à son tour. Mais, éprouvé par les derniers événements, il se rendit d’abord avec Lefine dans leur caserne, pour apaiser sa rage et ses peurs et élaborer une tactique qui amènerait Catherine de Saltonges à parler. Car il ne doutait pas qu’en ce moment même, elle tenait tête aux agents de Joseph.

CHAPITRE XXXVI

Des compagnies de la 2e légion s’entraînaient dans la cour de leur caserne, souillant la nuit de leur vacarme : ordres, pas cadencés discordants... Régulièrement, la voix du colonel Saber vociférait un commandement. « En colonne de marche ! » Brouhaha de pas de course, chuchotements, tintement métallique d’une baïonnette tombant sur les pavés, sons confus, hésitations, réprimandes exaspérées des sous-officiers... Rien n’allait jamais et Saber faisait tout recommencer depuis le début. Droit sur son cheval noir, en grand uniforme, la Légion d’honneur sur la poitrine, désignant les fautifs de la pointe de son sabre, il ressemblait au dieu Odin tentant de ressusciter sa Chasse sauvage. Mais les héros morts sur les champs de bataille ne se relevaient toujours pas pour défendre Paris...

Allongé sur son lit – un vrai lit, pas une paillasse pouilleuse –, Margont reprenait des forces. Il faisait tourner entre ses doigts le bouton dans la clarté lunaire. Les déformations et les motifs accrochaient diversement les rayons de lune, composant une mosaïque changeante d’ombres et de points dorés. Il avait l’impression de manipuler une boîte à secrets qui ne s’ouvrirait que lorsqu’il en percerait à jour le subtil mécanisme. Fidèle à sa tactique consistant à aborder un même problème sous différents angles, il espérait que cet éclairage particulier l’obligerait à porter un nouveau regard sur l’objet. Et c’était le cas ! À tel point qu’il en venait à se demander s’il n’examinait pas un deuxième bouton... Ces symboles... Il y avait une sorte de À, de ‘À, Ã, Â, À... Un « À » dont l’accent aurait été plus marqué, horizontal, accroché à la lettre et qui se terminait en s’enroulant sur lui-même... Un « À bizarre » surmonté de quelque chose... Margont se redressa soudain. Si vivement que le bouton lui échappa des doigts et tomba sur le plancher. Il ne prenait pas encore tout à fait la mesure de ce qu’il venait de réaliser. Son coeur battait à tout rompre, comme lorsque le danger est imminent ; ses muscles étaient tendus, prêts à se lancer à l’attaque ; une sueur froide envahissait son dos... Son corps semblait avoir compris avant son esprit... Margont se demanda pourquoi il n’avait pas déjà bondi pour ramasser le bouton et l’examiner à nouveau. Il se leva et le prit avec circonspection, comme s’il s’agissait de l’une de ces vieilles grenades à main dotées d’une mèche, arme que plus aucune armée n’utilisait, car elles explosaient trop souvent dans les paumes des grenadiers supposés les lancer sur l’ennemi... Il le plaça devant ses yeux, toujours plus près afin de mieux voir.

Des bizarreries qu’il avait interprétées comme étant des déformations consécutives à des coups étaient en fait liées au tracé étonnant des symboles. Il ne s’agissait pas d’une lettre très détériorée, elle était seulement en partie abîmée. Ce qui induisait en erreur, c’est qu’elle était représentée d’une manière très inhabituelle. Un « À » stylisé à la cyrillique et surmonté d’une croix aux branches évasées : le monogramme du tsar Alexandre et la croix de Vopoltchénié, la milice. Ce bouton provenait d’un uniforme de l’armée russe. Aussitôt, un souvenir fit irruption dans l’esprit de Margont. Et avec quelle vivacité ! Une étendue d’herbe grandit à toute vitesse sur le plancher : la plaine de la Moskova déployait son immensité, repoussant les murs de la chambre comme des fétus. Des lignes et des lignes de soldats français avançaient au coude à coude ; Margont marchait avec eux, Lefine à ses côtés. Les boulets s’abattaient, fauchant les hommes, les démembrant, faisant jaillir d’impensables gerbes de sang. « Serrez les rangs ! Serrez les rangs ! » criait Margont. En face, les Russes convergeaient sur eux, multitudes vert sombre tranchant sur le vif vert clair des collines. Ils hurlaient : « Hourra ! Hourra ! », semblant mépriser les projectiles qui pleuvaient sur eux aussi. Il y en avait partout, de tous les côtés, coulées furieuses qui dévalaient les pentes dans leur direction. Margont était couvert de sang, mais ce n’était pas le sien, ou peut-être était-il bel et bien blessé, il ne le savait même plus... Les lignes se percutèrent, s’embrochant mutuellement sur leurs milliers de baïonnettes. Un fantassin russe chargea Margont, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte en un hurlement de rage, telle une Furie. Un Français s’interposa en brandissant sa baïonnette. Le Russe, en transe et emporté par son élan, s’empala sur celle-ci. Ses dernières secondes de vie, il les utilisa pour faire feu à bout portant dans le ventre de son adversaire. Les deux soldats s’écroulèrent aux pieds de Margont. Ils semblaient dans les bras l’un de l’autre, leurs lèvres se frôlant, ironique baiser de sang. Margont était perdu dans la fumée des fusillades. Tout autour de lui, des silhouettes se massacraient, composant un absurde théâtre d’ombres chinoises. Une lueur rougeâtre vint colorer les lieux. Il faisait chaud. Quelque chose brûlait. Tout brûlait. Moscou était en flammes. Margont se retrouva en train de courir dans des rues, habillé à la va-vite et encore mal réveillé. Lefine, Saber et Piquebois l’entraînaient dans leur course. Des immeubles s’effondraient, crachant des millions de débris enflammés qui envahissaient la nuit, se déplaçaient dans le vent comme des essaims de lucioles et s’abattaient plus loin. On avait l’impression d’être pris sous une pluie aux gouttes incandescentes. La nuit elle-même rougeoyait et semblait sur le point de s’embraser à son tour. Puis la neige se mit à tomber, quelque part sur le chemin du retour vers la France. Des flocons tourbillonnaient dans un épais brouillard. Margont, grelottant bien qu’enfoui sous plusieurs couches de vêtements, marchait sur du blanc, ne voyait que du blanc, en avalait, même... Blanc sur blanc. Le monde semblait avoir été effacé. Des dernières heures de la Grande Armée durant la retraite de Russie, Margont était l’ultime personnage, que les flocons recouvraient peu à peu, le gommant progressivement... Une fissure apparut sur le sol et s’élargit. Non, c’était un fleuve dont les eaux noires charriaient des morceaux de glace et des cadavres. La Berezina. Margont s’approchait de la berge. Il était si fatigué. La retraite durait depuis des semaines... Marcher, toujours marcher entre deux attaques des cosaques, des partisans ou de l’armée régulière. Il était si désespéré qu’il songeait à s’immerger dans cette eau. Oui, sombrer dans un sommeil d’encre... Un point de lumière transparut au fond du courant. C’était un petit objet doré qui semblait remonter à la surface. Le bouton... Sa faible clarté dorée luisait maintenant dans sa paume...

Margont revint à la réalité. Il était là, dans sa chambre d’officier, dans sa caserne... Il était à Paris, il n’était plus en Russie... Il se répétait cette évidence.

Il emprisonna le bouton dans sa main pour le faire disparaître. Mais il était trop tard, il ne pouvait plus refermer cette boîte de Pandore. Un second flot de souvenirs le submergea et son esprit sombra à nouveau dans des réminiscences chaotiques de tempêtes de neige et de carnages.

CHAPITRE XXXVII