— Garde à vous !
Lefine se figea. Par malchance, il avait été aperçu dans un couloir par un capitaine, qui l’avait obligé à se mettre en uniforme et à rejoindre sa compagnie, en dépit de ses explications et protestations. Il se retrouvait donc place Vendôme, lieu de rassemblement de la 2e légion. Mille trois cents soldats, deux canons de quatre livres et deux de huit.
Les gardes nationaux n’en pouvaient plus. Certains oscillaient doucement d’avant en arrière. Deux s’étaient déjà effondrés, épuisés. Personne n’osait lever les yeux de peur de croiser le regard du colonel. On fixait donc sa monture, Beau Coureur, que l’on surnommait Belzébuth. Saber était ivre de rage.
— Ah, si les Russes étaient des moineaux, tout irait bien, puisque je commande une légion d’épouvantails !
Belzébuth vint spontanément se placer devant Lefine. Son museau s’approcha de son visage. On lui prêtait des pouvoirs surnaturels, tels que flairer les pensées insultantes pour son maître.
— Repos ! tonna Saber. Sergent Lefine ! Vous, vous êtes un combattant expérimenté ! Comment expliquez-vous la tenue lamentable de vos soldats ?
Lefine se désolait. Dire qu’autrefois, ils étaient amis... Saber avait tellement changé ! Était-ce cela que l’on appelait la corruption du pouvoir ?
— Les hommes sont fatigués, mon colonel ! cria-t-il.
— Quand on est fatigué, l’ennemi l’est aussi ! C’est le premier qui cède qui perd ! À mon commandement : en colonne d’attaque !
Pitoyable fut le résultat. Les gardes nationaux titubaient, ils ne savaient même plus différencier leur droite de leur gauche... À les voir s’agiter ainsi, on avait plutôt l’impression d’assister au grouillement de moustiques attirés par les halos des réverbères. Margont, qui avait vu que la caserne s’était presque vidée de ses soldats et qui n’avait pas trouvé Lefine dans sa chambrée, avait deviné ce qui s’était passé. Pour se ménager, il avait fait seller deux montures. Il survint à cheval, tenant l’autre bête par la bride. Belzébuth tourna aussitôt la tête dans sa direction. Margont repéra Lefine et lui fit signe. Était-il à ce point absorbé par son enquête qu’il ne remarquait pas tous ces hommes à l’exercice ? Ou protestait-il ouvertement contre son colonel ? Lefine avait l’impression de n’être qu’un morceau de viande que se disputaient deux chiens fous furieux...
— J’ai du nouveau, il nous faut agir sur-le-champ ! insista Margont.
Lefine salua son colonel, donna son fusil à un garde qui n’en avait pas – car on n’en possédait pas assez pour tout le monde – et rejoignit Margont. Saber les regarda s’éloigner. Il désigna Margont de son sabre.
— Grâce au ciel, il y au moins une autre personne que moi dans cette légion qui fait quelque chose ! Poursuivez la manoeuvre !
Il attendait que la colonne d’attaque soit enfin constituée. Il voyait les hommes peiner, se heurter, jouer des coudes pour rectifier l’alignement... Ah, ils n’étaient pas contents ? Vraiment ? Alors comment réagiraient-ils quand il donnerait l’ordre de passer de la colonne d’attaque à la ligne de bataille ?
Margont et Lefine se lancèrent au trot dans les rues glacées.
Minuit approchait, mais l’animation ne faiblissait pas dans Paris. Dans les quartiers riches, des conversations et de la musique s’échappaient des maisons éclairées. On allait manger, discuter, danser et jouer de l’argent jusqu’à deux heures du matin, moment où l’on servirait le thé – surtout pas anglais, malheureux !, mais du sou-chong –, du punch au thé vert et des friandises. Aussi incroyable que cela puisse paraître, nombre de Parisiens ne croyaient toujours pas que Paris fût menacé. Pour eux, Napoléon allait régler tout cela. Dans les quartiers pauvres aussi, des gens veillaient encore, faisant la fête dans les cabarets. En hiver, ces derniers devaient fermer à dix heures du soir. Mais les habitués ne s’en souciaient pas et continuaient leur tapage. Chaque commissaire d’arrondissement devait régulièrement intervenir pour imposer la fermeture, accompagné d’un officier de paix, de trois inspecteurs et d’une demi-douzaine de soldats de la garde municipale, ce qui dégénérait en grandes empoignades...
Lefïne assaillait Margont de questions, mais celui-ci lui répondait à côté – quand il répondait... Lefine avait l’habitude : il fallait attendre que son ami ait mis de l’ordre dans ses pensées.
Margont confia leurs chevaux à une sentinelle et fut admis à l’intérieur de la prison du Temple, car les hommes de Joseph avaient annoncé sa venue.
Un gardien les conduisit à travers des couloirs sombres et suintants d’humidité. Ils aboutirent dans une pièce blafarde, où se trouvait une lampe à huile qui empestait plus qu’elle n’éclairait.
— Je vais avertir M. Palenier de votre arrivée, annonça le gardien avant de se retirer.
Margont ne savait presque rien de ce Palenier. Il lui en voulait et c’était réciproque, car Palenier considérait que c’était lui, Margont, qui avait fait échouer l’arrestation des membres dirigeants des Épées du Roi, et il s’employait à en convaincre Joseph !
— J’aimerais que nous fassions le point, insista Lefîne pour la quatrième fois.
Enfin, Margont l’entendit.
— Oui, bien sûr... Tout s’est brutalement éclairé...
— Éclairé, je ne sais pas, mais brutalement, ça oui, pour sûr !
— Reprenons dans l’ordre... C’est quand ils m’ont volé la lettre de Joseph que j’ai compris que Louis de Leaume et les siens allaient tenter d’assassiner l’Empereur. Il y a aussi le curare, et nous savons que l’homme qui l’a employé est certainement un membre des Épées du Roi. Ils ont dû se donner bien du mal afin d’obtenir une substance aussi rare. Pour empoisonner quelqu’un, en France, on dispose de bien d’autres produits. Quelle est la raison qui les empêche d’employer l’arsenic ? Ou le cyanure ? J’ai alors songé que les très hauts personnages ont des goûteurs et des hommes de confiance qui surveillent la préparation de leurs plats. De plus, le véritable objectif des Épées du Roi est d’une telle importance que les Alliés ont accepté de les aider à se procurer du curare. Même s’il est possible que cela n’ait été qu’officieux et que les Épées du Roi aient dû payer des intermédiaires, ces royalistes ont forcément bénéficié du concours de certains Portugais et peut-être aussi des Anglais, qui ont des liens privilégiés avec les Portugais depuis que ceux-ci ont transplanté leur Cour au Brésil.
Il se passa les mains dans les cheveux, une vieille habitude.
— Voilà ce que je pense. D’abord, Charles de Varencourt s’est mis à informer la police, mais il jouait un double jeu, il agissait avec l’accord des autres membres du comité directeur ! Ensuite, l’un d’entre eux, j’ignore pour l’instant lequel, a assassiné le colonel Berle et a laissé l’emblème du groupe. Leur but était de déclencher une enquête, car ils se doutaient qu’elle serait menée par un agent d’une police secrète, comme c’est souvent le cas dès qu’un meurtre est lié à des motifs politiques et militaires. Varencourt est bien sûr devenu l’un des interlocuteurs de cet enquêteur. Ils n’avaient pas prévu que j’exigerais de Varencourt qu’il me fasse admettre comme membre. Mais ils ont réussi à adapter leur plan. Ils ont accepté de prendre des risques pour endormir ma méfiance : ils m’ont rencontré – tous les meneurs ont été obligés de se présenter à moi, puisque je les ai forcés à m’admettre au sein même du comité directeur –, ils se sont rendus à mon imprimerie... Quand nous avions rendez-vous, Varencourt devait évaluer mon état d’esprit, essayer de déterminer si j’allais conseiller à Joseph de tenter une arrestation générale ou pas. Il était contraint de donner des informations véridiques sur les membres dirigeants, car, s’il avait raconté n’importe quoi, les agents de Joseph auraient vu que ses renseignements ne concordaient pas avec ce qu’eux-mêmes savaient. Tout cela pour obtenir la lettre que m’avait remise Joseph ! On n’approche pas Napoléon comme cela. Mais si quelqu’un se fait passer pour un membre de la police secrète de Joseph, s’il est manifestement au courant de l’enquête dont il parle, s’il présente une lettre signée de Joseph Ier, le propre frère de l’Empereur... alors on le laissera s’approcher de Napoléon, après l’avoir fouillé. Et quel garde remarquera une aiguille glissée dans une poche ? Or Jean-Quenin me certifie qu’une simple piqûre de curare est fatale en quelques secondes...