— Je comprends que vous ayez décidé qu’il valait mieux que cet enfant ne voie pas le jour... Quelle vie aurait-il eue ? Avec un père rongé par le feu...
Elle le regardait comme s’il s’agissait d’une créature surnaturelle, un ange qui aurait eu accès à ses pensées... Et comme il ne pouvait être un ange de Dieu, c’était un ange du diable, un ange déchu, maléfique...
Margont poursuivait.
— Oui, ce feu qui brûle en lui jour et nuit, qui le consume de l’intérieur ; ce brasier qui a été allumé par la campagne de Russie, mais qui ne s’est jamais éteint. Même votre amour n’a pas réussi à venir à bout de ces flammes.
S’il s’était agi d’un duel, elle aurait lâché son épée. Mais Margont devait poursuivre l’enchaînement qu’il avait initié. Son attaque composée n’était pas achevée, et tout à la fin viendrait le coup de pointe fatal... Elle murmura :
— Comment savez-vous cela ? Il vous a parlé de Moscou ? Comment est-ce possible ? J’ai mis un an à tout découvrir et vous, vous êtes au courant ?
Elle avait parlé d’une manière à peine audible.
— Bien sûr, on peut le comprendre... continua Margont. Il a perdu un si grand nombre des siens...
Cette phrase était issue des propres paroles de Catherine de Saltonges, que Margont se contentait de lui renvoyer. Celle-ci se trouvait dans un tel état qu’elle ne savait même plus faire la différence entre ses pensées et les propos de Margont...
Elle s’assit par terre de peur de tomber. Elle tapa du poing les pavés, de toutes ses forces, et la douleur submergea ses pensées. Elle se réfugiait dans la souffrance physique. Margont lui saisit le poignet pour l’obliger à cesser.
— Ce plan est suicidaire, vous le savez bien. Que ce soit l’échec ou le succès, le coupable est assuré d’être abattu par la garde rapprochée de l’Empereur ou d’être capturé, jugé et condamné à mort. Son plan est découvert, ce qui rend quasi nulles les chances de réussite. Mais vous le connaissez encore mieux que moi... S’il est libre, il va malgré tout essayer, même si c’est une pure folie. Si nous l’avons arrêté, il est sauvé... Posez-moi la question et je vous répondrai.
— Est-ce...
Elle revoyait son visage. Même dans les moments les plus intimes, même quand elle se rhabillait, sentant encore la chaleur de son corps contre le sien, il demeurait pensif, son esprit vérifiant une énième fois la cohérence de ses projets.
— Est-ce que Charles est vivant ? L’avez-vous arrêté ? chuchota-t-elle.
— Il est libre. Il va tenter de mettre son projet à exécution.
CHAPITRE XXXIX
À peine sorti de la cellule, Margont interpella un gardien.
— Laissez le judas ouvert et surveillez-la en permanence. Elle risque d’attenter à sa vie, mais elle n’y parviendra pas si vous êtes vigilant. Si un drame survient, vous aurez affaire à moi. Sous peu, elle se remettra. C’est du moins ce que je pense. C’est vraiment une femme d’une grande force de caractère.
Il s’éloigna en compagnie de Lefine. Palenier les suivait, le complimentant tout en songeant que, dans le rapport qu’il adresserait à Joseph, il écrirait que c’était lui qui avait mené avec succès cet interrogatoire, et que Margont l’avait assez bien secondé...
— Je suis encore un peu perdu, fit remarquer Lefine.
— Je crois que Mlle de Saltonges a dit la vérité. D’une part, elle n’était plus en état de mettre au point une tactique de défense. D’autre part, pourquoi aurait-elle menti, puisqu’elle croyait que je savais déjà tout ? Donc c’est bien Charles de Varencourt le coupable. Voilà comment les choses ont dû se passer. Varencourt est né en 1773. Il a connu la France de Louis XVI. La Révolution a fait voler en éclats son univers. Même si l’on n’a pas les détails exacts, les grandes lignes sont faciles à imaginer : arrivée d’insurgés, violences, exactions en tout genre, puis saisie officielle des biens... Des membres de sa famille ont dû périr. Catherine de Saltonges a dit à son sujet. « Il a déjà perdu un si grand nombre des siens. » Il a alors décidé d’émigrer. En 1792, il a rejoint l’Angleterre. Mais dans un second temps, il s’est rendu en Russie, à Moscou ― Catherine de Saltonges vient de me le confirmer !
Il s’assombrit. Même s’il détestait Charles de Varencourt, les tragédies qu’il avait vécues avaient quelque chose de touchant.
— La majorité des aristocrates français qui ont émigré ont choisi des villes plus proches, tant au sens géographique que culturel. Londres, Berlin, Hambourg, Vienne, Madrid... Je pense que Charles de Varencourt a vraiment vécu l’horreur révolutionnaire. J’ai beau être républicain, je n’oublie pas les zones d’ombre et de sang de la Révolution. C’est pour cela qu’il s’est rendu à l’autre bout du monde. Il devait se dire : « Là, au moins, je n’entendrai plus jamais parler de la France révolutionnaire ! » Quelle ironie de l’Histoire ! Certes, les premières années, Charles de Varencourt a dû se féliciter de son choix. Nos armées entraient à Vienne, à Berlin, à Madrid... Même après Trafalgar, alors que la Royal Navy avait détruit une grande partie de notre flotte, on continuait à parler d’envahir l’Angleterre. Cette fois, grâce à un tunnel sous la Manche. Il y avait cet ingénieur, Albert Mathieu-Favier, qui avait fait des schémas de ce projet et préconisait d’utiliser des cheminées d’aération qui se dresseraient jusqu’au-dessus des flots... Seule Moscou paraissait hors de portée... N’ayant pratiquement aucune ressource, Varencourt a dû apprendre un métier. Je suis sûr qu’il s’est lancé dans des études de médecine. Je n’ai aucune preuve pour l’affirmer, mais je dispose de trois arguments qui soutiennent cette hypothèse.
Margont affichait une grande assurance et ponctuait de gestes ses explications.
— Premièrement, le colonel Berle a été tué d’un coup de couteau porté avec une grande précision, ce qui laisse à penser que l’assassin est un combattant aguerri, un boucher ou un médecin. Deuxièmement, le curare est un poison très peu connu, dont n’ont entendu parler que les médecins, les explorateurs qui s’intéressent à l’Amazonie et, peut-être, une partie des Portugais qui se sont réfugiés au Brésil. Troisièmement, le bouton ! Je vais y venir dans un instant.
— Des études de médecine en russe ? s’étonna Palenier.
— Non, en latin et en français. De nombreux ouvrages de médecine sont en latin, qu’a certainement appris Charles de Varencourt. En France, certains cours de médecine sont encore dispensés dans cette langue et il en va de même dans bien d’autres pays, dont probablement la Russie. C’est une vieille manie européenne. Moi-même, j’ai eu droit à des leçons de théologie en latin, mais c’est une autre histoire... En outre, l’aristocratie russe parle couramment notre langue. Avant la Révolution, puis la campagne de Russie, notre culture était très estimée, là-bas. Le français était considéré comme la langue noble et le russe, comme celle du peuple. Les gentilshommes s’exprimaient en français durant les repas, on assistait à des pièces de Marivaux et on lisait Voltaire et Rousseau dans le texte original... Varencourt avait donc la possibilité de poser des questions à ses maîtres dans sa langue natale et il a pu sans trop de mal se procurer des traités de médecine en français.
— Je confirme que bien des nobles russes parlent français, dit Lefine. Nous avons fait la campagne de Russie, nous, monsieur !
Palenier ne le crut pas. Des survivants de la campagne de Russie ? Allons donc ! Hormis l’Empereur et ses maréchaux, tout le monde était mort, là-bas.