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— Où aurait-il trouvé l’argent nécessaire ?

— Il avait dû emporter quelques biens, ce qu’il avait pu sauver. Il a refait sa vie là-bas. Il a dû nouer des relations. Il s’est marié. J’émets l’hypothèse que sa belle-famille appartenait à la noblesse ou à la bourgeoisie et l’a aidé à financer ses études, puis son installation.

— Comment pouvez-vous...

— J’y viens ! Varencourt a donc fini par réussir ! Sa première vie ayant volé en éclats, il a eu la force de tout reconstruire. C’est là que tout a une nouvelle fois basculé, en 1812, quand la Grande Armée s’est lancée à l’attaque de la Russie. Vous imaginez sans peine l’état d’esprit de Charles de Varencourt... Cette Révolution qui avait détruit sa première vie, la voilà qui le menaçait une nouvelle fois, maintenant sous la forme de cet « Empire républicain » ! Cette campagne de Russie, ce fut quelque chose ! Comme mon ami vous l’a dit, nous l’avons faite.

— 84e de ligne ! précisa Lefine. Et la Grande Redoute de la Moskova, nous y étions ! Oui monsieur !

— Quand nous sommes arrivés à Moscou, la ville n’était pas entièrement vide. Presque tous les habitants russes avaient fui et une partie des étrangers avaient été expulsés auparavant par le comte Rostopchine, le gouverneur général de la ville. Mais étaient restés, entre autres, des Italiens, des Russes d’origine française, quelques Français... Ceux-là nous ont raconté que les Russes se méfiaient d’eux, les considéraient comme des espions, des traîtres... Plusieurs avaient subi des insultes, des menaces, des agressions physiques. Voilà ce qui a dû arriver à Varencourt. Il devait se sentir plus russe que français, car la France impériale, il la hait. Mais on l’aura pris à partie. Ses amis auront cessé de lui adresser la parole, on ne sera plus venu le consulter... Plus nos armées progressaient, plus les manifestations antifrançaises devenaient virulentes. Alors, qu’auriez-vous fait pour prouver à tous votre patriotisme russe ? Quel moyen auriez-vous trouvé pour calmer la populace avant qu’elle n’enfonce votre porte pour dévaster votre maison et brutaliser votre famille et vous-même, si ce n’est pire ?

Palenier ne voyait qu’une réponse.

— Je me serais engagé dans l’armée et je serais allé voir tous mes amis et voisins en uniforme.

Margont exhiba le bouton.

— C’est exactement ce qu’il a fait. Il s’agit d’un bouton d’uniforme orné de l’emblème de la milice de Moscou.

Lefine lui prit l’objet des mains, devançant les doigts tendus de Palenier. Oui, bien sûr, maintenant qu’il avait la réponse, cela lui paraissait clair.

— Comment pouvez-vous affirmer qu’il s’agit du symbole de la milice de Moscou ? interrogea Palenier.

— Parce qu’on la connaît bien, vu qu’elle nous a tiré dessus ! rétorqua Lefine. Tout au long de la retraite et à la bataille de la Berezina. Cet emblème ornait les toques, les chapeaux en feutre, les casquettes et les shakos des miliciens de Moscou. Puisqu’on vous dit qu’on a fait la campagne de Russie !

— C’est ce bouton militaire qui prouve que Charles de Varencourt est effectivement médecin, précisa Margont. Il n’est pas réglementaire. L’uniforme dont il est issu était certainement à son image – magnifique ! ― et appartenait donc obligatoirement à un officier. Car la majorité des miliciens non gradés portaient des vêtements civils, caftans ou grands manteaux gris, verts ou beiges. Seul l’emblème sur leurs coiffes, leurs havresacs et leurs armes – quand ils en avaient... ― leur donnaient une allure de soldats. Les officiers, en revanche, étaient en uniforme. Varencourt s’est fait faire un somptueux uniforme non réglementaire, ce qui est toléré par toutes les armées, toujours heureuses de voir des soldats se vêtir à leurs frais, a fortiori quand il s’agit de miliciens, les laissés-pour-compte du système militaire. Il le voulait voyant ! « Regardez-moi ! Je suis maintenant officier dans l’opoltchénié de Moscou ! N’est-ce pas la preuve de ma loyauté envers la Russie ? » En Autriche, en France, on retrouve ce même principe qui veut que les miliciens qui s’équipent eux-mêmes soient mieux considérés que les autres. Personne n’a vraiment confiance dans les gardes nationaux français, qui font pourtant de leur mieux. En revanche, tout le monde acclame les gardes d’honneur. Mais qu’est-ce qui différencie les seconds des premiers ? C’est qu’ils se sont très bien équipés, sur leur fortune personnelle, et qu’ils exhibent d’éclatants uniformes à la hussarde ! Du coup, ils ont droit à tous les honneurs et l’Empereur les a même versés dans la Garde impériale. Cependant, je reconnais qu’ils font preuve de beaucoup de courage...

Palenier secouait la tête.

— Au vu de ce que vous nous avez raconté, il est impossible qu’un Français, établi à Moscou depuis quelques années seulement, soit promu officier de la milice russe, alors que celle-ci va aller justement combattre les Français. Simple soldat, oui, mais officier...

— Et pourtant, seul un officier est autorisé à arborer un uniforme luxueux. Aucune armée n’accepte qu’un simple soldat soit mieux vêtu que ses supérieurs. Un élément a fait que, quand Charles de Varencourt s’est engagé dans la milice, les Russes ont été absolument obligés de le nommer officier. C’est parce qu’il était médecin ! Dans toutes les armées d’Europe, un médecin a obligatoirement un grade équivalent à celui d’officier. Aucun règlement ne prévoit un cas de figure de « soldat médecin ». Ou bien on ne l’acceptait pas – mais on avait un besoin crucial de médecins ! –, ou bien on le prenait et il devenait ipso facto officier de santé, c’est-à-dire l’équivalent d’un lieutenant, ou peut-être même d’un capitaine ! On a été d’autant moins réticent à l’accepter qu’il serait un non-combattant.

Margont marqua une pause. Il songea qu’il partageait un point commun avec son adversaire. La combativité ! Une fois de plus, face à des événements hostiles, Varencourt n’avait pas baissé les bras, il ne s’était pas lamenté sur l’injustice de son sort. Il avait fait face.

— Varencourt pensait avoir trouvé la solution parfaite, reprit-il. Imaginez-le marchant dans Moscou, vêtu de son uniforme mirobolant, les soldats russes se figeant au garde-à-vous sur son passage pour le saluer... La contre-attaque imparable ! Ah, comme vous le disiez, monsieur Palenier, moi aussi, si j’avais été lui, je me serais rendu chez les voisins qui m’avaient insulté et craché au visage. Et, tout en dégustant du regard leurs faces blêmes, je leur aurais demandé quand ils allaient s’engager à leur tour dans la milice ! Varencourt était devenu plus russe que les Russes ! Il faut se replacer dans l’esprit de cette période. Les Russes étaient convaincus qu’ils allaient écraser la Grande Armée, qu’il était impossible que les Français parviennent jusqu’à Moscou. Nous avions déjà beaucoup souffert de notre longue marche, des combats et du harcèlement incessant des cosaques. Tandis que nos adversaires s’étaient renforcés en faisant converger des troupes de toutes les provinces de leur pays grand comme un continent ! Varencourt a accompagné l’armée, car telle était désormais son obligation. Il a sûrement assisté à la bataille de la Moskova, puisque Moscou avait envoyé un nombre important de miliciens pour gonfler les rangs de l’armée russe juste avant cet affrontement clé.

Margont marqua de nouveau une pause. Ainsi donc, son chemin avait déjà croisé celui de Charles de Varencourt. Ce 7 septembre 1812, au plus fort de la bataille, ils n’avaient peut-être été séparés que par quelques centaines de pas, des pas jonchés de cadavres...

— Nous avons gagné et l’armée russe a reçu l’ordre de battre en retraite. Plus tard, des prisonniers nous apprendraient qu’en entendant cet ordre, les soldats russes avaient failli se révolter contre le haut commandement ! Ils voulaient poursuivre le combat ; ils refusaient d’abandonner Moscou. Varencourt criait sûrement avec eux. Mais le repli leur a été imposé. L’armée russe est repassée par Moscou ; elle a traversé l’ancienne capitale. Quand la population a vu cela, elle a compris que l’on abandonnait la ville à son sort. Rostopchine donna l’ordre d’évacuer la cité et tous ceux qui ne l’avaient pas encore fait s’empressèrent de fuir. Les consignes données aux militaires étaient très strictes : qui quitterait les rangs encourrait la peine de mort. Car une trêve de quelques heures avait été conclue à la condition que l’armée russe traverse Moscou « sans s’arrêter un instant », pour reprendre les termes exacts de l’Empereur. En outre, Koutousov, le commandant en chef de l’armée russe, voulait éviter qu’une partie de ses soldats ne se volatilise dans la ville dans l’espoir de retrouver des proches. Dont Charles de Varencourt, peut-être... Celui-ci a donc suivi l’armée. Seulement, à ce moment-là, il ignorait deux choses. Que Moscou allait brûler... Et que son épouse ne pourrait pas quitter la ville, parce qu’elle était enceinte...