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— Tu as jusqu’à midi. Je ne peux pas te donner plus...

Lefine prit le sauf-conduit avec joie, bondit en selle et partit au trot. Jusqu’à cet instant, Margont avait songé à rejoindre sa légion. Mais son ami n’avait pas tort. Que faire de ce qui était peut-être l’avant-dernier jour de son existence ? Hélas, lui n’avait pas de «chère amie »... Allez ! Il se donnait jusqu’à midi. Midi ! Après, il dormirait un moment, puis il irait retrouver ses soldats. Jusqu’à midi... Juste quelques heures pour lui... Il y avait bien droit. Reprenant de la vigueur, il lança sa monture en direction du Louvre.

CHAPITRE XLI

L’ancien palais des rois de France avait été transformé en un lieu si incroyable qu’il en paraissait irréel, mythique. Il s’agissait du « musée parfait » : des multitudes de chefs-d’oeuvre de « tous » les pays rassemblés en un lieu grandiose et accessible au public.

Deux facteurs s’étaient conjugués pour aboutir à un tel « miracle » né de l’immoral pillage artistique des pays vaincus par les armées républicaines, puis impériales. D’une part, cette idée républicaine que l’art devait être montré au public. La symbolique était forte : les possessions des aristocrates étaient « redistribuées » au peuple, non pas « physiquement », car c’eût été engendrer de nouvelles inégalités, mais « visuellement », dans les musées publics (en 1801, le Directoire en avait créé un peu partout dans le pays, et d’autres étaient apparus par la suite). D’autre part, l’intérêt de Napoléon pour l’art. Un intérêt particulier. Car l’Empereur en avait fait un outil de propagande : on exhibait les « trophées » pris à l’ennemi. D’ailleurs, il avait rebaptisé le « Muséum français » ou « Muséum central de la République » « Musée Napoléon »...

Détail qui faisait toujours sourire Margont : le mariage religieux de Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche avait eu lieu non pas à Notre-Dame, mais au Louvre, dans le grand salon carré transformé pour l’occasion en chapelle. Les musées étaient les cathédrales des républiques et des régimes d’inspiration républicaine.

Il passa près de l’arc de triomphe du Carrousel, qui ornait la place située entre le palais des Tuileries et celui du Louvre. On l’avait érigé pour commémorer la signature du traité de paix entre la France et l’Angleterre, à Amiens, en 1802. Or, dans les années qui avaient suivi, les Français ne s’étaient jamais autant battus avec les Anglais. Les affrontements avaient lieu dans le monde entier : en Europe, dans les colonies, sur les mers et les océans... Ils auraient même eu lieu sous l’eau si l’on avait réussi à concrétiser cet incroyable projet de tunnel sous la Manche. Au bout du compte, la seule véritable conséquence de la paix d’Amiens, c’était le joli arc de triomphe du Carrousel.

Le musée n’était pas ouvert, mais Margont n’eut qu’à donner un bon pourboire à un gardien pour que ce fût chose faite. Une fois de plus, il fut stupéfait de voir que Paris continuait à vivre presque normalement.

Il se mit à marcher dans des salles d’une indicible magnificence. Il avançait lentement, se pressait soudain vers une oeuvre, revenait sur ses pas... Il se libérait de l’organisation didactique, des classifications rigoureuses. Dans ce labyrinthe de l’art, sa subjectivité lui tenait lieu de fil d’Ariane. Autour de lui, des satyres poursuivaient des nymphes ; une Vénus le troubla par sa beauté tandis qu’une autre le provoquait par sa pose érotique ; l’Amour chevauchait un centaure ; Diane recueillait l’allégeance de cerfs et de biches dans une clairière ; des gladiateurs s’entre-tuaient ; le drapé des toges et des robes était rendu d’une manière si vraie que l’on s’attendait à voir onduler ces plis de pierre au moindre courant d’air ; l’Amour ramassait avec délicatesse un papillon ; les tableaux exultaient ; ici, un ciel azur empli d’angelots ; là, l’évocation féroce d’une bataille médiévale ; les subtils contrastes des clairs-obscurs ; la séduction émanant de Mlle Caroline Rivière peinte par Ingres ; aux flamboyantes évocations de la Rome antique, toutes en fracas de gestes et de couleurs, répondait l’enlacement intimiste des trois Grâces, nues et surprises par l’importun spectateur... Raphaël, Rembrandt, Michel-Ange, Rubens, le Corrège, Véronèse, Poussin, David, les frères Van Eyck... Ivre de beauté, Margont parvint jusqu’à la Joconde. Oui, si le monde devait être détruit, il fallait mourir en contemplant ce sourire.

Alors qu’il errait ainsi, il fut bouleversé par une oeuvre, une mosaïque antique rapportée d’Italie. Il n’en avait jamais entendu parler et sa situation dans le musée, en retrait dans l’angle d’un salon, laissait entendre que Dominique Vivant Denon, le directeur du musée et le maître d’oeuvre de ce « Louvre de toutes les conquêtes », n’en savait guère plus. Mais quel émoi ! Margont était pris d’un vertige. Ce grand fragment représentait le visage d’une femme. Pourquoi suscitait-elle un tel trouble en lui ? Sa beauté lui faisait mal. Il songea qu’en cet instant son ami Fernand devait être dans les bras de son amie, tandis que celle de Margont avait deux mille ans et était composée de morceaux de pierre colorés... Ses idées s’assombrirent encore. Un boulet prussien le ferait aussi bien éclater dans quelques heures, le transformant en mosaïque de débris de chair...

Il ne pouvait toujours pas se détacher de ce visage. Il tendit la main et lui effleura les joues, ensorcelé. Cette femme semblait vouloir lui dire quelque chose. Son regard bondissait d’une tesselle à une autre, contemplait le motif dans son ensemble, revenait sur un détail... Tantôt il voyait cette belle Romaine, tantôt des petits fragments de couleur... Son enquête lui revint à l’esprit. Chacun des indices, chacune de ses déductions était semblable à l’une de ces tesselles. Et leur bon agencement révélait le motif dans toute sa limpidité. Il avait tout compris ! Tout s’articulait, tout prenait sens ! C’était ce qu’il se répétait, mais cette femme paraissait lui murmurer : « Pas tout à fait... »

CHAPITRE XLII

Le 29 mars, Napoléon s’était levé à deux heures du matin. Marche effrénée pour l’armée française.

Mais l’allure était malgré tout trop lente pour inquiéter les Alliés. L’Empereur décida donc de prendre plus de risques encore. Au galop avec seulement mille cavaliers commandés par le général Guyot ! L’armée suivrait aussi vite que possible. Il fallait se manifester, apparaître à grand fracas dans le dos de l’ennemi ! Utiliser la crainte qu’il suscitait, berner, faire croire qu’il surgissait avec toutes ses troupes...

Ce même jour, les Parisiens, consternés, assistaient au départ pour Blois de l’impératrice Marie-Louise et de son fils, le roi de Rome, escortés de deux mille soldats.

La veille au soir, un conseil de régence s’était tenu au palais des Tuileries, pour décider de la conduite à tenir. Talleyrand avait proposé que l’Impératrice et son fils demeurent dans Paris. Le conseil s’était rangé à cet avis. Marie-Louise elle-même souhaitait rester. Mais Joseph avait alors présenté une lettre de l’Empereur datée du 16 mars, dans laquelle ce dernier donnait l’ordre formel de faire partir son épouse et son fils si Paris venait à être menacé, afin de s’assurer qu’ils ne courraient pas le risque de tomber aux mains de l’ennemi. Tout le monde s’était plié à cette injonction, qui concernait également nombre de dignitaires, ministres, membres du Sénat...

Dans l’espoir de minimiser l’impact de ce départ, Joseph fit afficher partout une proclamation dans laquelle il annonçait que lui resterait dans Paris. En vain. Cet événement au goût « aigre » donna naissance à une chansonnette qui se répandit partout :

Le grand roi Joseph, pâle et blême,