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— Cet indice doit demeurer secret. Parce que si l’un des buts que poursuit l’assassin est effectivement que la Police générale le découvre, eh bien nous ne lui donnerons pas ce qu’il veut ! Ensuite, vous rencontrerez Charles de Varencourt, au café Chez Camille, au Palais-Royal, arcade 54, ce soir, à neuf heures. C’est lui qui vous repérera, parce que nous lui avons fait savoir que vous avez une cicatrice à la joue gauche, comme l’indique votre dossier, et parce que vous serez en train de lire en même temps Le Moniteur et le Journal de Paris. Il vous livrera diverses informations et vous déterminerez avec lui la façon dont il vous fera admettre chez les Épées du Roi.

— Bonne chance, major Margont... conclut Talleyrand.

Dans sa bouche, ces mots sonnaient comme une épitaphe.

CHAPITRE III

Les rues de Paris offraient tous les contrastes. Certains, confiants dans le génie militaire de Napoléon, vaquaient à leurs occupations comme si de rien n’était, s’amusant du trouble de ceux qui s’inquiétaient. Le discours des optimistes était joyeusement enthousiaste. Les Prussiens arrivaient ? Ha, ha, la belle farce ! Le 14 octobre 1806, en deux batailles livrées le même jour, l’Empereur à Iéna et le maréchal Davout à Auerstaedt avaient précipité la rutilante armée prussienne dans les limbes. Napoléon allait à nouveau les faire disparaître en quelques heures, avec l’aisance du magicien qui a l’habitude de ce tour. Les Anglais ? Trop peu nombreux ! Et ils ne se soucient que de leur intérêt. À la première défaite, ils laisseront se faire tuer leurs alliés espagnols et portugais et fileront s’embarquer sur leurs navires pour repartir aux Indes, au Canada ou en Afrique ! Les Autrichiens ? Essayez donc de citer une seule victoire autrichienne remportée contre nous ces quinze dernières années ! Les Russes ? Oui, certes, les Russes... Plus coriaces. Invincibles en Russie, avec leurs partisans et leurs cosaques dans notre dos. Mais, en ordre de bataille face à la Grande Armée, c’est une autre histoire ! Battus à Austerlitz, à Eylau, à Friedland, à la Moskova... Les Suédois ? Comptons-les comme des demi-Russes.

Mais ces propos faciles ne tranquillisaient pas les flots de réfugiés en provenance du Nord-Est qui déferlaient sur Paris.

Les rues étaient régulièrement encombrées par de longues colonnes de prisonniers. La population se pressait sur leur passage pour se rassurer. C’est vrai qu’ils avaient l’air moins effrayants qu’en imagination, ces cosaques à pied, ces dragons claudicants, ces Autrichiens affamés et ces Prussiens aux uniformes en haillons. On leur tendait un quignon de pain et ils se jetaient dessus avec une avidité telle qu’il fallait retirer sa main de peur de laisser un doigt entre leurs dents.

Margont avait de la peine à se déplacer. Un officier ! On le hélait, on l’attrapait par le bras... « Où est l’Empereur ? », « Est-il vrai que les Prussiens du général York ont ravagé Château-Thierry ? », « Des nouvelles ! Donnez-nous des nouvelles ! », « Où sont vos soldats ? », « Combien reste-t-il d’Autrichiens, après tous les hommes qu’ils ont perdus ces dernières semaines ? », « C’est le vieux Blucher qu’il faut tuer, c’est lui le plus acharné, avec les autres, on pourra s’entendre ! »... Il ne répondait pas. Se serait-il arrêté que la foule se serait agglutinée autour de lui jusqu’à l’étouffer. Ces gens attendaient de lui qu’il apaise leurs angoisses or, justement, lui aussi avait les siennes. Quand il pensait à la situation, il imaginait l’Empire comme un gigantesque navire prenant l’eau et gîtant de plus en plus.

Il atteignit enfin sa caserne, dans le quartier du Palais-Royal. La sentinelle en faction voulut lui présenter les armes, mais son fusil lui échappa des mains et atterrit dans la boue. « Soldat depuis hier, mort de demain », pensa Margont avec amertume.

— Ce n’est rien ! lança-t-il. L’important, c’est d’apprendre à bien tirer.

La garde nationale était l’héritière du vieux principe de la milice. Elle devait admettre dans ses rangs le plus de civils possible. Ces soldats avaient pour mission d’aider l’armée régulière à défendre le pays contre une invasion.

Dans la cour, c’était la foire. Piquebois – qui venait de passer capitaine –, entouré de ses hommes, se faisait insulter par un officier des krakkus. Ce dernier s’était fait tirer dessus par un garde national qui l’avait pris pour un Russe et avait paniqué. Depuis la campagne de Russie, les puissants s’étaient mis en tête d’avoir leurs propres cosaques. Le roi de Prusse avait maintenant son escadron de cosaques de la Garde. Napoléon, lui, voulait « cosaquiser » les paysans français en les transformant en partisans sur les arrières de l’ennemi et il possédait ses krakkus polonais. Ces derniers ressemblaient à leurs homologues russes, excepté en ce qui concernait leur coiffe, un chapeau traditionnel, bombé et écarlate. Malheureusement, ce détail ne permettait pas de bien les distinguer des cosaques... Margont salua brièvement son ami qui présentait de plates excuses à l’officier polonais.

Des gardes nationaux en habit-veste bleu et bicorne à cocarde bleu blanc rouge formaient une colonne approximative sous les hurlements de sergents. Des hommes en civil et en sabots les côtoyaient, qui, la veille encore, étaient journaliers, meuniers, cordonniers, charpentiers, perruquiers, chaudronniers, boutiquiers, étudiants, bateliers... Les combattants aguerris se trouvaient avec l’Empereur, quelque part près de Reims. Ne restaient à Paris que des milliers de miliciens, des blessés, des soldats incorporés la veille, des conscrits trop jeunes, des vétérans « trop âgés » qui reprenaient du service et quelques officiers pour transformer tout ce monde en armée. Plus les militaires que l’on avait sanctionnés en les mutant là... À cette pensée, Margont grinça des dents.

Depuis 1798, il avait servi dans l’armée régulière. Et voilà qu’au lieu d’être avec la Grande Armée pour tenter d’empêcher la France de subir les abominations d’une invasion, il était là ! Grâce à son ami Saber, au véritable talent de stratège ! Lieutenant au début de la campagne de Russie, aujourd’hui, il était colonel ! Une telle promotion, obtenue en un temps dérisoire, du seul fait de ses mérites, était rare, mais pas rarissime. Capitaine lorsque la campagne d’Allemagne de 1813 avait commencé, il s’était distingué à plusieurs reprises. Chef de bataillon lors de la bataille de Dresde, il avait participé à l’attaque du 2e corps du maréchal Victor contre la gauche autrichienne, entraînant son bataillon dans une charge folle, refoulant des nuées de chasseurs déployés en tirailleurs, culbutant une série d’unités autrichiennes et les mettant en déroute les unes après les autres, talonnant les fuyards qui percutaient les autres lignes adverses et les désorganisaient... Les positions ennemies cédaient ainsi de proche en proche, comme s’effondre une succession de dominos. À un moment, il s’était retrouvé en tête du 2e corps d’armée tout entier, ce qui lui avait valu un nouveau surnom : « le fer de lance »... En janvier 1814, le miracle qu’il attendait depuis si longtemps s’était enfin produit : il avait été promu colonel, et avait obtenu de son ancien colonel de pouvoir faire muter ses amis, avec leur accord, dans le régiment qu’il allait commander. Il avait ainsi emmené avec lui Margont, Piquebois et Lefine.

Seulement voilà, son orgueil avait enflé jusqu’à devenir un monstre bouffi. À peine arrivé, il avait bombardé son général de brigade de « conseils ». Il voulait tout réorganiser, obtenir des promotions pour les uns, faire dégrader les autres... Les canons régimentaires ne convenaient pas parce que ceci, la cavalerie du corps d’armée n’était pas au niveau parce que cela, on ne prenait pas les bonnes routes, on manquait d’agressivité, de mordant, vis-à-vis de l’ennemi, le ravitaillement était indigne de l’armée française... Constatant que le général de brigade ne tenait pas compte de ses avis, il décréta que celui-ci était un « fieffé incompétent, ce qui est fréquent chez les imbéciles », et s’adressa directement au général de division Duhesme. Ce dernier se retrouva rapidement acculé : s’il gardait Saber, la totalité de ses autres colonels et généraux de brigade demanderaient leur mutation ! C’était soit l’un, soit tous les autres...