— Nous devrions rebrousser chemin... conseilla Jean-Baptiste de Châtel.
— J’aperçois partout des blessés que l’on a retirés du front pour les entasser ici. Regardez cette confusion ! Les gardes sont démoralisés. Incitons-les à abandonner leur poste !
Sur quoi, il fit signe aux siens de s’avancer.
On regarda l’arrivée de ces royalistes avec stupéfaction. Qu’était-ce que ces apparitions ? Les hommes du vicomte se mirent à distribuer les affiches... imprimées grâce à Margont. Quand on ne les acceptait pas, ils les posaient par terre, bien lisibles.
— Vive le roi ! Vive Louis XVIII ! Vive les Bourbons ! clamait Châtel, imité par quelques autres.
Une détonation claqua et un royaliste s’effondra : un garde national venait de tirer. Des coups de feu éclatèrent alors de tous les côtés. Plusieurs membres des Épées du Roi étaient d’anciens chouans qui ne s’en laissaient pas compter. Leaume voulut charger la barrière de Montmartre ! Cela aurait eu tant de panache ! Mais Jean-Baptiste de Châtel le retint par le bras. Un autre garde national mit en joue le vicomte, en qui il avait distingué le meneur de cette bande. Il ne se trouvait qu’à dix pas de sa cible. Châtel vit la menace et se plaça délibérément entre Louis de Leaume et le tireur au moment où ce dernier faisait feu. La balle le frappa en pleine poitrine et il tomba mort. Leaume et les siens battirent en retraite.
Cette bataille-là n’avait duré qu’une minute.
Le général Langeron disposa toutes ses troupes disponibles en deux colonnes. Les huit mille hommes du 8e corps de Saint-Priest d’un côté, les cinq mille du 10e corps de Kapzevitch de l’autre. Puis il les lança droit sur Montmartre et sa poignée de défenseurs.
Les Français déployés en avant de cette position tiraient, tiraient, tiraient... Les Russes tombaient de tous les côtés, mais ne ripostaient pratiquement pas pour ne pas ralentir leur progression. Ceux qui ne détalaient pas devant eux étaient embrochés à la baïonnette et piétinés. Les derniers cavaliers de Belliard – la brigade de cavalerie de la Garde impériale de Dautencourt, composée de chasseurs et de lanciers, et les dragons du général Sparre – chargeaient l’ennemi dans l’espoir de le repousser. Ceux qui se frayaient un chemin à travers les dragons russes qui tentaient de les contrer s’engouffraient dans les multitudes adverses, sabrant et embrochant, s’y engloutissaient et disparaissaient.
Saber se démenait, gesticulait avec son sabre.
— Feu à volonté !
Lefine avait pris le fusil d’un mort – comme on en manquait, les sous-officiers de la garde nationale n’en avaient pas reçu – et ajustait ses tirs sur les officiers russes, que l’on reconnaissait à leur bicorne ou à leur shako orné d’un plumet.
Margont criait ses ordres. Mais il ne pouvait détacher ses yeux de cette avalanche qui déferlait sur eux en engloutissant tout. Quand les Russes prirent le pas de charge, il eut l’impression de sentir le sol trembler sous ses pieds.
Les défenseurs furent percutés par les masses des assaillants. Ils croulaient sous le nombre. Des gardes étaient criblés de balles à bout portant, ceux qui se démenaient recevaient des coups de crosse et de baïonnette de tous les côtés. Margont se retrouva sur la pente de Montmartre, courut et s’engouffra derrière une palissade. Les Russes étaient devenus fous. Ils attendaient ce jour depuis si longtemps ! Ils piétinaient les cadavres de ceux des leurs qui comblaient les fossés. Ils essayaient d’escalader des parapets, creusaient sous les pieux pour les déstabiliser... Margont aperçut Lefine et Piquebois, qui défendaient l’entrée d’un retranchement avec des pompiers de la Garde impériale, des gardes nationaux et des soldats de la ligne. Il y avait de la fumée partout. Les canons de Montmartre tonnaient, propulsant des paquets de mitraille qui s’éparpillaient sur les Russes, déchirant leurs lignes, disloquant leurs vagues d’assaut, couchant pêle-mêle chasseurs, carabiniers, mousquetiers, grenadiers, tambours, officiers, chevaux, aides de camp... Non loin de Margont, on se mit à hurler : « Hourra ! Hourra ! Hourra ! » en roulant les r. Le cri de guerre des Russes ! Les assaillants avaient percé une brèche dans la première ligne de défense. Ils déferlaient dans le retranchement en embrochant tout. Des fuyards bousculèrent Margont, l’emportèrent avec lui. Il voulait se ressaisir sur la seconde ligne, qui surplombait la première. Des Français, paniqués, tombaient dans les fossés qu’ils avaient eux-mêmes creusés un peu plus tôt. Margont levait la tête. Il aurait voulu que la butte fût d’une hauteur inouïe. Déjà, on en avait perdu la base. Le ciel était plus proche. Il fallait tout faire pour ralentir les Russes, parce que, quand les Français atteindraient le sommet, ils se retrouveraient piégés comme des rats. Tout là-haut, Margont apercevait des officiers et des moulins. Des moulins ! Ha, ha, ha ! Il allait mourir au pied d’un moulin ! Sa vie s’achevait dans le donquichottisme !
Les Russes tombaient, glissaient, s’empêtraient, se faisaient massacrer. Leurs cadavres tapissaient les pentes. Mais ils s’acharnaient. Les sapeurs attaquaient les palissades à la hache, des fantassins se faisaient la courte échelle... Margont n’était séparé d’eux que par des poteaux et des levées de terre. Il n’en croyait pas ses yeux. Les ennemis s’approchaient des gueules des canons français qui pointaient par les embrasures. Comment pouvaient-ils agir ainsi alors que les batteries allaient tirer ? Ils épaulaient, mettaient en joue les artilleurs, en abattaient un, en blessaient un autre... Les canons finissaient par cracher des monceaux de mitraille qui les massacraient tous. Il y avait un temps de flottement durant lequel la fumée se dissipait, révélant un trou béant dans les masses russes. Puis les ennemis convergeaient à nouveau, comblaient ce vide et recommençaient à abattre les servants des pièces. Des carabiniers russes parvenaient à se hisser au sommet des palissades pour se faire abattre aussitôt. Margont appelait à la rescousse un groupe de pompiers et de gardes lorsque ce dernier fut déchiqueté sous ses yeux. Des Russes s’étaient emparés de l’un des canons de cette ligne de défense et l’avaient retourné contre les Français, même si, en tirant ainsi, ils avaient expédié autant de mitraille sur les leurs que sur leurs adversaires. Margont s’élança pour reprendre cette pièce que les Russes rechargeaient déjà. Il croyait entraîner des soldats avec lui alors qu’il était en réalité suivi par des fuyards qui s’éloignaient d’une autre percée et se précipitaient vers ce danger sans le savoir. Les Russes qui manoeuvraient ce canon n’étaient qu’une poignée. Ils se laissèrent massacrer sans riposter, continuant à recharger au lieu de se défendre. Il n’en restait plus que deux. L’un fit un rempart de son corps pour protéger son compagnon et fut abattu de trois balles. L’autre actionna la mise à feu avant de s’effondrer, blessé à mort. Margont s’était jeté à terre, juste à temps, se protégeant derrière des cadavres. La mitraille pulvérisa tous ceux qui l’entouraient. Quand la fumée se dissipa, il lui sembla que le monde entier avait péri, qu’il était le seul survivant.
Il aperçut Saber, qui s’adressait à des soldats. Il y avait Lefine, aussi, et Piquebois. Il se précipita vers son ami.
— Il nous faut nous replier... Mais où ? demanda-t-il.
Saber le regarda sans paraître le reconnaître et lui rétorqua :
— Je ne me rendrai jamais ! S’il n’en reste qu’un, je serai ce dernier. Je serai le dernier Parisien !