CHAPITRE XLIV
Après plusieurs heures de négociations, la capitulation de Paris fut signée.
Les troupes régulières de l’armée française avaient obtenu l’autorisation de se replier. Mais elles devaient évacuer Paris dès le lendemain matin, à sept heures. En revanche, la garde nationale était « totalement séparée des troupes de ligne ». Le texte de la capitulation précisait à son sujet : « (...) elle sera conservée, désarmée ou licenciée, selon les dispositions des puissances alliées. »
Ces ordres circulèrent et, quand ils parvinrent jusqu’aux oreilles de Margont, celui-ci fut consterné. Paris allait être occupé et on lui interdisait formellement d’accompagner l’armée qui allait battre en retraite. Il devait attendre les Alliés dans la capitale et se rendre à eux. Affolé, il s’imagina alors emprisonné. Mais s’il suivait malgré tout l’armée française, il serait mis aux arrêts !
— On n’a qu’à se licencier nous-mêmes ! Plutôt me saborder que d’être coulé par les autres ! décréta Lefine.
Il entraîna Margont et Piquebois chez son amie. Il faisait nuit. Une femme ouvrit une porte. Margont était si épuisé et si démoralisé que son esprit était vide. D’elle il ne vit qu’un magnifique visage aux yeux rougis par les larmes. Elle éclata en sanglots en serrant Lefine dans ses bras. Margont s’allongea par terre, à même le sol d’une pièce, et s’endormit instantanément.
Le 31 mars, dans la matinée, Margont, Lefîne et Piquebois prirent le temps de se laver à grande eau, pour faire disparaître les traces de poudre qui les recouvraient. L’amie de Lefîne était veuve. Ils utilisèrent les vêtements de son époux afin de faire passer pour des civils.
— Il faut trouver Charles de Varencourt ! annonça d’emblée Margont. Il est certainement encore dans Paris !
Lefîne connaissait trop bien Margont pour être surpris par sa réaction : son ami avait besoin de cette enquête. Mais il était partagé entre son désir de l’aider et celui de demeurer sur place pour défendre son amie, au cas où surviendraient des soudards ennemis. Ils convinrent finalement que Piquebois resterait chez elle et s’y barricaderait. Or Piquebois était une lame redoutable : malheur à celui qui l’amenait à dégainer son sabre !
Margont et Lefine sortirent. À quelques rues de là, au coeur du Marais, ils abandonnèrent dans un recoin les deux grands sacs dans lesquels ils avaient entassé leurs uniformes. Ils n’avaient plus leurs armes, remises la veille aux soldats de l’armée régulière qui battaient en retraite. Seul Piquebois avait conservé son sabre, dont il refusait de se séparer, et un pistolet.
Margont spéculait sur l’endroit où allait se rendre l’Empereur. Si lui-même était Varencourt, comment agirait-il ? Attendrait-il dans Paris ? Essaierait-il de profiter de la confusion pour essayer d’approcher Napoléon ? Ce dernier avait-il maintenant été averti ?
Il suivait Lefme sans réfléchir à l’endroit où celui-ci le menait. D’autres passants faisaient mouvement dans la même direction. Ils finirent par arriver sur la promenade des Champs-Élysées, sur les bords de laquelle s’étaient massés un nombre étonnant de Parisiens.
Certains arboraient des cocardes et des brassards blancs ; d’autres agitaient de simples mouchoirs blancs en criant : « Vive Louis XVIII ! » Alors, ce fut le grand défilé des Alliés. Les cosaques de la Garde, écar-lates, venaient en tête. Puis le Tsar, le généralissime Schwarzenberg, le roi de Prusse et le prince de Wurtemberg, tous accompagnés de leurs somptueux états-majors. Deux régiments de grenadiers autrichiens les suivaient, tout de blanc vêtus et coiffés de bonnets à poil, des grenadiers russes aux shakos ornés d’un long plumet noir, les milliers de soldats de la Garde prussienne, ceux de la Garde russe... Ensuite passa une multitude de cuirassiers russes – et encore, et encore, et encore... Les chevaliers-gardes fermaient la marche, en uniforme blanc et cuirasse noire. C’étaient ces cavaliers d’élite qui avaient blessé Piquebois à la bataille d’Austerlitz. Heureusement que celui-ci n’était pas là car, quand il les apercevait, la rage lui faisait perdre la raison...
Margont ne parvenait toujours pas à croire à ce qu’il voyait. Son regard allait et venait de l’Arc de Triomphe en construction à ces lignes de soldats alliés qui défilaient en cadence.
— Tout est vraiment fini... se murmurait Lefine à lui-même.
Les Alliés portaient tous un brassard blanc ou une écharpe blanche et les Parisiens croyaient qu’ils manifestaient ainsi leur soutien à Louis XVIII. En réalité, il s’agissait seulement d’un signe distinctif, afin de se différencier des soldats français, car la diversité des uniformes de tous ces pays semblait sans limites.
Margont voulut penser à autre chose. Il devait penser à autre chose. La Romaine de la mosaïque lui revint en mémoire. Il décida d’assembler une nouvelle fois tous les indices en sa possession. Mais en commençant par ces deux points précis : le comte Kevlokine n’avait pas eu le visage brûlé et l’assassin avait laissé l’emblème des Épées du Roi sur sa dépouille.
Des gens hurlaient : « Vive Louis XVIII ! Vive les Bourbons ! » et certains emboîtaient même le pas au défilé, suivant les derniers chevaliers-gardes. Mais lui ne les entendait plus, ne les voyait plus.
Varencourt n’avait pas pu s’empêcher de brûler aussi la deuxième victime. Mais il avait épargné le visage, se contentant de brûlures au niveau des bras. Que se serait-il passé si ce visage avait été mutilé de la même manière que celui du colonel Berle ? Le comte Kevlokine n’aurait pas été identifié. Toutefois, Margont aurait probablement fini par être dépêché par Joseph sur les lieux du crime, en raison de la présence du symbole des Épées du Roi. Les deux éléments se combinaient donc pour aboutir à une même conséquence : que Margont soit amené à enquêter sur la mort du comte Kevlokine. Or Varencourt voulait usurper son identité. Pourquoi ce dernier avait-il besoin de devenir « l’homme qui enquête sur le meurtre du comte Kevlokine » ?
Margont parvint enfin à relier entre eux tous les indices. Oui, cette fois, il avait bien inclus les deux éléments discordants qu’il avait mis de côté jusque-là. Mais, maintenant, le motif d’ensemble n’était plus le même. Seules quelques tesselles avaient changé de place et, pourtant, ce n’était plus le visage de Napoléon qui apparaissait. Il attrapa Lefine par le bras.
— Varencourt va tuer le Tsar. Il a fait croire aux Épées du Roi que son plan était d’empoisonner Napoléon, car il avait besoin de leur aide. Mais, en réalité, il les a manipulés comme il m’a manipulé, moi ! Il a assassiné le comte Kevlokine pour approcher Alexandre !
— Mais...
— Le Tsar connaissait le comte Kevlokine. Il voudra savoir qui a tué son ami et l’a mutilé. Il n’est pas impossible qu’il accepte de recevoir lui-même une personne qui aurait des informations à ce sujet. Or, si Alexandre est assassiné par un « officier français », le « major Margont », muni d’un ordre de mission émanant de Joseph Bonaparte, tous les soldats russes croiront que leur Tsar a été exécuté sur l’ordre de Napoléon. Du coup, ils se déchaîneront contre Paris ! Ils mettront tout à feu et à sang ! Ce que veut Charles de Varencourt, c’est que l’Empereur erre dans Paris en cendres, au milieu des décombres des monuments qu’il a fait construire et des cadavres calcinés de personnes qu’il appréciait. Voilà le véritable visage de la vengeance de Varencourt : que Napoléon vive exactement ce que lui-même a vécu. Le principe de la loi du talion, c’est de se venger à l’identique. OEil pour oeil, dent pour dent, Paris pour Moscou !
Lefîne cherchait une objection. Margont ajouta :