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Le colonel donna ses instructions au chef de bataillon, qui prit la tête d’une cinquantaine de carabiniers et entreprit de conduire Varencourt à Alexandre Ier.

Margont interpellait les passants :

— Savez-vous où se trouve le Tsar ?

On riait, on n’en savait rien, on l’insultait... Il hésitait à interroger des soldats alliés de peur d’éveiller leur méfiance. Faute de mieux, il se dirigeait vers le palais des Tuileries. Puisque à Moscou Napoléon avait logé au Kremlin, Margont espérait qu’Alexandre suivrait la même logique.

— Où est le Tsar ? s’entêtait-il.

Enfin, quelqu’un put le renseigner.

— Il vient de s’installer dans un magnifique hôtel particulier, rue Saint-Florentin, chez le plus grand traître de tous les temps, qui l’a accueilli à bras ouverts et lui fait des courbettes : M. de Talleyrand !

La réponse était si incroyable que Margont crut qu’il avait mal entendu. Même Lefine n’en revenait pas.

— Vous vous moquez de moi, monsieur...

— Non, c’est Talleyrand qui se moque du monde. Tous les dignitaires impériaux ont quitté Paris. Sauf lui ! Croyez-vous qu’on l’a jeté en prison, ou au moins placé dans une résidence bien gardée ? Pas du tout, il est chez lui, avec le Tsar, je vous l’assure ! J’ai suivi Alexandre depuis son défilé sur les Champs-Élysées, jusqu’à ce que les soldats me barrent le passage, et je peux vous certifier qu’il se trouve maintenant chez Talleyrand ! Je l’ai vu de loin y entrer !

La rue Saint-Florentin coupait la rue de Rivoli. Par chance, c’était près des Tuileries. Margont se mit à courir, Lefine sur ses talons.

Varencourt et son escorte se dirigèrent dans un premier temps vers le palais de l’Élysée.

Mais le chef de bataillon héla un aide de camp du Tsar, pour se faire confirmer qu’Alexandre Ier logeait bien là. « Pas du tout », répondit celui-ci. Avant la chute de la capitale, le Tsar prévoyait en effet de résider à l’Élysée. Mais à peine entrés dans Paris, les souverains alliés avaient été accueillis par M. de Talleyrand. « Talleyrand ? Mais pourquoi n’a-t-il pas fui la ville, n’est-il pas l’un des plus hauts dignitaires de l’Empire français ? » s’étonna le chef de bataillon. « Les rats ne quittent pas un navire qui flotte pour un navire qui coule ! » lui répondit l’aide de camp en riant. Le prince de Bénévent avait déclaré à Alexandre qu’ordre avait été donné par Napoléon de ne pas laisser tomber la capitale intacte aux mains des Alliés. Il avait donc conseillé au Tsar la plus grande prudence : peut-être des soldats du génie de la Garde impériale avaient-ils miné l’Élysée... Le Tsar ne voulait pas courir de risques inutiles. Le prestigieux palais des Tuileries, alors ? Probablement miné aussi, avait laissé entendre Talleyrand. Puis il avait ajouté qu’il n’y avait qu’un seul lieu digne d’accueillir un Tsar et dont il pouvait jurer qu’il ne recelait aucun danger : sa propre demeure... Le Tsar s’y trouvait donc désormais, rue Saint-Florentin, en compagnie de Talleyrand en personne.

— Chez Talleyrand... répéta le chef de bataillon afin de s’assurer qu’il avait bien compris.

Varencourt enrageait intérieurement : Talleyrand connaissait peut-être le véritable Margont ! Il s’efforçait de se maîtriser. La mise au point de son plan lui avait pris des mois, mais comment aurait-il pu prévoir une chose pareille ? Ah, ce Talleyrand ! Quel retournement de veste ! Même le diable, le vrai, n’avait pas autant de culot ! Tant pis. Son projet comportait une part de hasard, comme toute partie de cartes... En ce moment même, Alexandre ne devait penser qu’à une seule chose : savourer sa victoire. « Savoure, savoure : le plaisir sera court en bouche... »

Bien que Varencourt fût surveillé de près par plusieurs carabiniers, des combattants d’élite, aucun ne remarqua le trouble qui l’agitait. Son visage était demeuré lisse.

Épuisé, haletant, Margont avait de plus en plus de mal à courir. Ses poumons et sa gorge le brûlaient. Dès qu’il apercevait des soldats ennemis, il s’imposait de marcher. Il ne fallait pas attirer l’attention. Il essayait de reprendre son souffle tandis que passait un régiment d’Autrichiens, tout de blanc vêtus, en marche vers l’un des points stratégiques de Paris.

Aux abords du palais de l’Élysée, les troupes alliées étaient nombreuses, et on en apercevait plus encore devant les Tuileries. Il devint clair que le chemin le plus court n’était pas praticable. Margont fit une boucle, gagna l’église de la Madeleine. Il y était presque ! Presque !

— Messieurs ! Messieurs ! Arrêtez-vous ! criait une voix qu’il refusait d’entendre.

Lefïne l’attrapa fermement par le col pour l’immobiliser tandis que des soldats prussiens les épaulaient déjà.

Le chef de bataillon parla à un capitaine ; un autre capitaine survint ; un aide de camp s’en mêla ; la lettre de Joseph circulait de main en main ; le capitaine responsable du poste de garde levait le bras pour faire venir son propre interprète, car il ne se fiait pas aux explications du chef de bataillon ; le chef de bataillon s’irritait... Varencourt demeurait de marbre. Cette scène, il l’avait imaginée peut-être mille fois. Elle se déroulait exactement comme prévu. C’était grisant ! On lui posait les mêmes questions que précédemment, il faisait les mêmes réponses. De part et d’autre de la rue de Rivoli, des chasseurs russes observaient ce mystérieux Français qui les narguait avec son uniforme. Fatigués par les combats, ils étaient assis à l’ombre des arcades, recouvrant les lieux de leur foisonnement tel un immense lierre vert sombre. Subitement, ceux que contemplaient Varencourt se levèrent et se placèrent au garde-à-vous, et leur mouvement se propagea partout. On se levait précipitamment, on courait pour venir s’aligner, on présentait les armes, des officiers criaient pour accélérer le mouvement... Un général de la Garde russe arrivait, d’un pas furieux, talonné par une pléthore d’officiers chamarrés. Sa venue plongeait tous les soldats dans la crainte. Varencourt fit semblant de lui prêter attention. Mais, en réalité, son regard passait au-dessus de lui et fixait l’hôtel particulier du prince de Bénévent.

— La vie du Tsar est en danger ! Je dois tout de suite parler au Tsar ! s’égosillait Margont en allemand.

Les Prussiens le regardaient, narquois. Un capitaine lui demanda :

— Et qui tu es, toi, pour vouloir sauver le Tsar ?

Margont ne savait que répondre. Fallait-il dire qu’il était major ? Ou surtout pas ? Il aurait dû réclamer une autre lettre à Joseph, mais ce dernier lui aurait ri au nez...

— Écoutez, dites aux hommes qui veillent sur le Tsar que quelqu’un veut assassiner Alexandre...

— « Sa Majesté Impériale le Tsar Alexandre Ier ! » le rabroua l’officier.

— On va assassiner le Tsar !

Le capitaine changea d’expression.

— Tu sais combien mon bataillon a perdu d’hommes aujourd’hui ? Dix-huit. Nous avons aussi de nombreux blessés... Alors, un conseil, occupe-toi de ta vie plutôt que de celle du Tsar. Nous avons reçu des ordres stricts, nous devons ménager la population civile. Seulement, ton ami et toi, vous êtes en âge de servir sous les armes. Et ce n’est pas en trayant des vaches que l’on se fait le genre de cicatrice que tu as sur la joue gauche... Or je ne crois pas que l’ordre de respecter les civils s’étende aux militaires habillés en civil... Filez ou vous allez le regretter.

Margont et Lefine se noyèrent dans la foule, se faufilèrent dans les rues et se firent intercepter un peu plus loin. Mais, cette fois, Margont avait choisi un point gardé par des Russes.

Le général de la Garde russe avait été informé de la situation. Il lut la lettre de Joseph, puis entra directement dans le vif du sujet :

— Cette lettre paraît authentique. Mais je ne vous laisserai pas passer tant que vous ne m’en aurez pas dit plus.

Son français était impeccable. Mais Charles de Varencourt lui répondit dans sa langue, car il fallait que le plus de Russes possible l’entendent. Eux aussi étaient des brindilles qu’il voulait allumer, les futures flammèches de son grand brasier. Il se mit en colère, cria. Mais il faisait semblant. Tout cela n’était qu’un jeu, une partie de cartes, sa dernière, la plus belle !