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Avec Paris et tous les Parisiens pour mise, rien de moins !

— En voilà assez ! C’est la dixième fois que je répète la même chose ! Je suis le major Margont et j’agis sur ordre de l’Empereur ! Sa Majesté Napoléon Ier a demandé à son frère, Joseph Ier, roi d’Espagne, de confier une mission secrète à un homme de confiance. J’ai l’honneur d’avoir été choisi. Je ne rendrai pas de comptes à un général ! J’ai ordre de ne m’adresser qu’au Tsar en personne !

Les généraux n’avaient pas l’habitude qu’on leur manque de respect. Et celui-ci, certainement encore moins que les autres, à voir l’empressement de tous les soldats alentour à se mettre au garde-à-vous et à présenter les armes pour saluer son arrivée. Varencourt l’avait remarqué et l’utilisait à son profit. Il serait plus crédible, estimait-il, en étant arrogant plutôt que servile, courtois, diplomate... Son premier objectif fut atteint : le général était furieux... De son gant blanc, l’officier désigna quelque chose sur le côté

— Varencourt ne daigna même pas tourner la tête – et l’avertit :

— Tu vois cette lanterne suspendue ? Je vais donner l’ordre qu’on l’enlève et je vais te faire pendre à sa corde. Tu gigoteras ainsi, la langue sortant de la bouche, sous une arcade de la jolie rue de Rivoli.

— Quand votre Tsar l’apprendra, il vous pendra à la lanterne d’à côté.

Il fallut quelques secondes au général pour ravaler sa rage. Puis il ordonna à des sentinelles :

— Conduisez-le !

Les carabiniers ne purent les accompagner. Au-delà de ce poste de garde évoluaient uniquement des soldats des Gardes russe ou prussienne et des aides de camp.

Margont s’entêtait, se répétait ! Tantôt il parlait français, tantôt un russe maladroit... Il voulait qu’on fasse avertir le Tsar, que l’on prévienne M. de Talleyrand qu’un certain Margont voulait immédiatement le voir... Il haussait la voix, criait : le capitaine qui lui faisait face en avait mal à la tête. Après l’avoir fouillé, enfin – enfin ! –, l’officier prit une décision.

— Je vais demander l’avis de mon chef de bataillon.

Des soldats et des musiciens des Gardes russe et prussienne, en grand uniforme, se tenaient alignés de part et d’autre de l’entrée. Cette haie d’honneur ignora ostensiblement Varencourt, qui pénétra dans l’hôtel particulier de M. de Talleyrand. Si près du but... On l’installa dans une antichambre. Dix soldats de la Garde le surveillaient, sous les ordres d’un capitaine. À nouveau, on le fouilla. Docilement, il ôta ses bottes, son habit-veste...

Un officier arriva, que tous les fantassins saluèrent.

— Je suis le chef de bataillon Lyzki. C’est moi qui vais décider si votre requête doit être transmise au Tsar ou non. Vous allez devoir m’en dire plus. Et n’allez pas vous aviser de me menacer de me faire pendre sous une arcade de la rue de Rivoli...

Il avait parlé en français, mais, une fois de plus, Varencourt répondit en russe :

— Très bien. Mais, si vous le préférez, nous pouvons parler en russe. J’ai fait la campagne de Russie, j’ai eu le temps d’apprendre un peu votre langue, à Moscou...

« Campagne de Russie », « Moscou » : chaque mot était une étincelle...

— J’étais à Borodino... ajouta-t-il comme on confie une anecdote.

Varencourt serra aussitôt les dents. « La Moskova », pas « Borodino » ! Les Français appelaient cette bataille « la Moskova », les Russes « Borodino » ! Il avait effectivement assisté à cette bataille, mais comme médecin de la milice de Moscou, si bien qu’il avait l’habitude d’employer le nom de « Borodino ». Pour détourner l’attention de Lyzki de ce détail, il ajouta :

— L’une de nos plus belles victoires !

La phrase fit son effet. Les Russes se retenaient de lui bondir dessus, d’autant plus qu’ils considéraient traditionnellement qu’il s’agissait d’une victoire russe ! Qu’il aurait fallu insister, ne pas se replier, poursuivre le combat le lendemain ! Pour eux et pour la propagande russe, il s’agissait d’une victoire russe « gâchée » par l’ordre intempestif de retraite donné par le haut état-major, qui avait manqué de détermination. Lyzki gardait son calme.

— Alors vous avez vécu la retraite de Russie. S’agit-il aussi de l’une de vos plus belles victoires ?

Certes, il prenait l’avantage sur Varencourt. Mais, dans cette partie d’échecs, Lyzki s’était emparé de la mauvaise pièce, renversant un pion sans voir qu’il aurait pu obtenir un échec et mat s’il n’était pas passé à côté du mot « Borodino ».

Varencourt déclara une énième fois qu’il agissait sur l’ordre de Napoléon. Puis il enchaîna, mais en français, comme s’il se sentait finalement plus à l’aise dans cette langue :

— Il y a quelques jours, j’ai été chargé par Sa Majesté Joseph Ier d’enquêter sur les organisations royalistes de la capitale. J’étais également sur la piste du comte Kevlokine, un proche de votre Tsar, son agent principal, ici, à Paris...

Le visage de Lyzki s’assombrit.

— Je connaissais bien le comte Kevlokine. Poursuivez.

— Le comte a été assassiné. Plus encore, on l’a torturé. Ses mains et ses bras ont été brûlés.

— Nous savons.

Tout se déroulait comme Charles de Varencourt l’avait prévu. Soit le Tsar avait appris la mort de son ami par d’autres agents russes, ou par des informateurs au sein de la police parisienne. Soit il avait chargé des gens de se renseigner à ce sujet dès son entrée dans Paris.

— Eh bien, il se trouve qu’à l’issue d’une enquête complexe je suis parvenu à identifier l’assassin.

Le chef de bataillon Lyzki avait perdu sa désinvolture de surface.

— Qui se nomme ? demanda-t-il.

— C’est que son identité pose des problèmes, justement. Je ne parlerai qu’au Tsar lui-même.

— Je ne comprends rien. Vous dites que vous êtes en mission sur l’ordre de votre empereur, puis vous me parlez d’une enquête...

— Je n’en dirai pas plus ! Je tiens à la vie ! Avant de parler, je veux que le Tsar m’assure en personne qu’il me place sous sa protection.

L’imagination de Lyzki s’emballait. Que voulait dire cet homme ? Que le comte Kevlokine avait été torturé et assassiné sur l’ordre de Napoléon ? De Joseph ? Ou alors au contraire à la demande d’un proche de Louis XVIII, d’où les craintes de cet officier et l’ordre donné par Napoléon de divulguer ces informations ?

— Vous m’avez l’air de savoir beaucoup de choses, en effet. Mais il y a un point que je ne comprends pas, major Margont. Pourquoi prenez-vous tous ces risques ? Qu’avez-vous donc à faire du comte Kevlokine et de son assassin ? Où est votre intérêt dans tout cela ?

— La justice est une valeur à laquelle je tiens plus qu’à ma propre personne. Cela tient à ma philanthropie, une qualité pénible à porter, je vous prie de le croire. Seulement, c’est ainsi. La Révolution a changé ma vie. Elle a fait entrer en moi l’amour de la liberté. Or il ne peut pas y avoir de liberté sans justice. Cela est difficile à expliquer. J’ai du mal à trouver les mots justes pour exprimer ma détermination et, pourtant, je vous prie de croire qu’elle est sans faille. J’irai jusqu’au bout de mon enquête, même si je n’ai personnellement rien à y gagner, même si je dois y perdre.

Cette réponse, Margont l’avait formulée à Charles de Varencourt le jour où celui-ci lui avait demandé s’il poursuivrait son enquête au cas où les Alliés viendraient à prendre Paris. Varencourt restituait les phrases de Margont presque mot pour mot, les accompagnant de ses gestes et de son expression. La carte qu’il jouait en ce moment même, il l’avait directement prélevée dans le jeu de Margont...