— Je vais informer le Tsar de votre requête, lui annonça Lyzki tout en s’éloignant avec la lettre de Joseph.
Le chef de bataillon conduisait Margont à son colonel, qui se trouvait place Vendôme, grouillante de soldats. Lignes blanches d’Autrichiens, dragons prussiens azur barrés de blanc par leur baudrier, infanterie bleu de Prusse, cosaques écarlates de la Garde... On avait accroché une longue corde à la statue de Napoléon habillé en empereur romain, qui trônait tout au sommet de la colonne ornant le coeur de la place, et des fantassins de dix pays différents tiraient, tiraient, tiraient pour la jeter à bas. Par extraordinaire, la statue tenait bon sur son socle, seule au milieu de tous ces adversaires.
Le colonel de ce régiment fut fort mécontent qu’on le dérangeât. Que venait-on gâcher son spectacle ! Au lieu de répondre au chef de bataillon, il s’adressa à l’un de ses capitaines.
— Trouvez un régiment d’artillerie et dites-leur d’amasser toute la poudre dont ils disposent au pied de cette colonne !
Le capitaine était pétrifié. Il ne pouvait tout de même pas obéir... Les ordres étaient de ménager les Parisiens et voilà que son colonel voulait faire sauter la place Vendôme... Avec autant de poudre, les gravats allaient retomber en pluie sur le Louvre, les Tuileries, la tête du Tsar...
— Elle est faite avec nos canons, cette colonne ! Nos canons perdus à Austerlitz et qu’ils ont fondus ! s’irrita le colonel.
Puis il revint à la raison et annula son ordre. Comment ? Quoi encore ? On voulait tuer le Tsar ? Voyez cela avec ceux qui sont chargés de la protection de Sa Majesté Impériale. Tandis que Margont se réjouissait et entrevoyait enfin la possibilité d’atteindre la rue de Rivoli, le colonel se dirigea vers la colonne. Il allait tirer lui-même sur cette fichue corde, et son état-major régimentaire avec lui.
Varencourt patientait. Le faisait-on attendre exprès ? Ou Lyzki n’osait-il pas déranger le Tsar, qui discutait de l’avenir de la France et de la Russie ? Ainsi en va-t-il de l’existence : on spécule sur ce que l’on fera dans un, deux, cinq et dix ans sans savoir que l’on vit en réalité ses dix dernières minutes...
Rue de Castiglione, Margont fut arrêté par des chasseurs de la Garde russe. Par malchance, il ne se trouvait pas à l’endroit par où était arrivé Varencourt, si bien qu’il n’avait pas affaire aux mêmes soldats, qui d’ailleurs ne s’occupaient que de leur rue et ne prêtaient pas attention au continuel va-et-vient dans la rue de Rivoli.
Margont parlait, expliquait... Le capitaine qui l’écoutait portait un bandeau sanglant autour du front. Plusieurs de ses hommes avaient également été blessés lors de la prise des Buttes-Chaumont.
— Personne ne va tuer le Tsar, conclut l’officier.
Toujours dans l’espoir de rendre la rue de Rivoli attractive, Napoléon avait baptisé ou rebaptisé des rues qui la coupaient du nom de ses victoires. À Castiglione, près de Mantoue, en 1796, l’armée d’Italie commandée par Napoléon Bonaparte avait battu les Autrichiens de Wurmser. Trois chasseurs de la Garde russe étaient occupés à essayer de desceller avec leurs baïonnettes la plaque de pierre gravée de ce nom de Castiglione, et le capitaine jugeait que cette activité méritait plus d’attention que les propos décousus de ce Français.
D’une main, Lefine tapotait le dos de Margont pour le calmer, de l’autre, il le retenait par la manche... Ah, il connaissait son ami, celui-ci risquait de foncer tête baissée au milieu de la Garde russe ! Margont changea de tactique.
— Écoutez, faites venir M. de Talleyrand. Lui me connaît, il vous confirmera qu’il faut prendre mes propos au sérieux.
Le capitaine commençait à perdre patience. Margont ajouta :
— Il y a deux jours encore, M. de Talleyrand obéissait à Napoléon et il côtoyait Joseph Bonaparte. Il a participé à l’organisation de la défense de Paris. C’est un peu à cause de lui que vous êtes tous blessés. Alors, allez donc le déranger !
Le capitaine songea que l’idée était intéressante. Il n’avait toujours pas « réalisé », « accepté », « digéré » (il ne trouvait pas de mot pour désigner ce qu’il ressentait à ce sujet) le fait que ce haut dignitaire de l’Empire n’ait pas été jeté en prison. Pis encore, le prince de Bénévent prenait le thé avec le Tsar !
— Très bien, répliqua-t-il. Je vais essayer. Pas pour vous, mais pour mon plaisir personnel. Seulement, si vous m’avez menti, je vous ferai exécuter sur-le-champ, vous et votre ami. J’en ai le pouvoir. Nous sommes bien d’accord ?
— Oui !
À ses yeux, déranger Talleyrand, c’était comme faire sauter d’un seul coup toutes les plaques des rues de Paris commémorant les victoires impériales. Il donna un ordre à un lieutenant qui fila aussitôt au pas de course. Margont ne possédait que des rudiments de russe. Il pensait avoir saisi ce que cet officier avait dit, mais... non... il devait avoir mal compris... forcément...
— Pouvez-vous me répéter en français ce que vous venez de dire à ce lieutenant ? demanda-t-il.
Le rictus du capitaine exprimait le dégoût.
— J’ai dit : « Allez trouver M. de Talleyrand et dites-lui de bien vouloir se présenter en personne à notre poste de garde pour une affaire de la plus haute gravité concernant le Tsar. C’est un certain major Margont qui le réclame. Essayez vraiment de faire en sorte que le chef du gouvernement français provisoire se déplace lui-même. »
— Le chef du gouvernement français provisoire ? Talleyrand ? répéta Margont.
— Oui. C’est très drôle, n’est-ce pas ?
Le chef de bataillon Lyzki revint enfin et rendit à Varencourt la lettre signée de Joseph. Son attitude était respectueuse.
— Votre ordre de mission est authentique, nous l’avons comparé avec d’autres documents émanant de Joseph Bonaparte qui sont en notre possession. Normalement, tout parlementaire impérial doit être reçu en même temps par des représentants de tous les pays belligérants...
— Cela va prendre des heures ! rétorqua Varencourt. Ma mission est des plus urgentes !
Lyzki l’interrompit de la main.
— Mais, dans votre cas précis, il s’agit d’une affaire personnelle, puisque le comte Kevlokine était un ami de longue date de notre Tsar. Donc Sa Majesté Impériale va vous recevoir. Si vous voulez bien me suivre...
— Oui, vous employez les mots justes. Il s’agit vraiment d’une affaire personnelle.
Le coeur de Margont bondit dans sa poitrine : Talleyrand arrivait ! Mais le visage du prince de Bénévent se décomposa en le reconnaissant. Un officier russe était venu lui dire avec insistance qu’il devait se rendre rue de Castiglione. « Une affaire des plus graves », « le Tsar », « un major en civil » voulait le voir, « lui personnellement »... Le capitaine de la Garde qui s’était adressé à lui tenait son message d’un officier, qui avait lui-même répété les propos d’un autre intermédiaire... Le nom de Margont et d’autres bribes du message initial avaient été perdus tout au long de cette chaîne verbale. Talleyrand n’avait rien compris. Il avait songé à un malentendu, ou alors un aliéné était venu semer le trouble à un poste de garde... Mais, puisque les Russes avaient insisté pour qu’il se déplace, il avait accepté, afin de ne pas envenimer plus encore ses rapports avec la garde rapprochée du Tsar.
Philosophe, le prince de Bénévent avait pris cela pour une petite humiliation supplémentaire que lui infligeaient les vainqueurs. Cela n’arrêtait pas. Certains officiers alliés le regardaient avec un mépris glacé ; des soldats le suivaient des yeux, narquois, comme on regarde un singe de foire qui se livre à un tour habile ; des conseillers avaient suggéré au Tsar de le chasser de cet hôtel particulier, où il était chez lui, tout de même... Oh, il avait l’habitude ! Quand on fait de la politique à son niveau... Napoléon l’avait traité de « merde dans un bas de soie », on le surnommait « le diable boiteux », le grand écrivain Chateaubriand avait lancé la formule suivante : « Quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique... » Il n’avait pas pensé un instant à associer le mot « major » au nom de Margont. Il était trop occupé à essayer de consolider sa position hautement précaire et à manoeuvrer pour obtenir que les Alliés décident de rétablir la monarchie française au profit de Louis XVIII, et non de Bernadotte ! Il avait réussi ce tour de force de convaincre une partie d’entre eux qu’il représentait la France, et avait promis à Alexandre qu’il obtiendrait dès le lendemain la confirmation par le Sénat de son titre de président du gouvernement français provisoire ! Le Tsar s’était enfermé dans le plus beau de ses salons pour tenir un nouveau conseil de guerre. Lui voulait profiter de chaque minute pour faire jouer ses relations, gagner le plus de sénateurs possible à sa cause... Et voilà qu’apparaissait ce Margont, ce fantôme du passé...