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Talleyrand affichait l’expression d’une fille de joie qui verrait surgir inopinément son amant républicain de la veille et ce, le jour même de son mariage en grandes pompes avec le Tsar.

— Monsieur de Talleyrand, je crois que Charles de Varencourt ne veut pas assassiner Napoléon, mais le Tsar ! Il veut se...

Mais le prince de Bénévent avait tourné la tête vers le capitaine responsable du poste de garde.

— Je n’ai jamais vu cet homme.

L’officier avait bien voulu croire que Margont connaissait Talleyrand, le reste, c’était à voir... Margont, pensa-t-il, avait osé se moquer de lui et cela, il allait le lui faire payer ! Talleyrand s’en allait déjà.

— Mais vous signez mon arrêt de mort ! lui cria Margont.

Deux chasseurs l’empoignèrent avec brutalité, tandis que Lefine était pareillement maîtrisé.

— On va assassiner le Tsar ! hurla-t-il. Et on va l’assassiner chez vous ! Les Russes croiront que vous étiez complice !

Talleyrand se retourna.

— Un instant ! Je vais quand même écouter ce que cet individu a à dire. On ne sait jamais...

Varencourt traversa un couloir, un petit salon, un autre couloir... Des soldats de la Garde se mettaient au garde-à-vous sur le passage du chef de bataillon Lyzki, qui le précédait. Quatre fantassins fermaient la marche.

Ils arrivèrent dans une petite pièce décorée dans le style impérial, imprégnée de références gréco-romaines plus ou moins rigoureuses. Une porte à double battant était gardée par deux grenadiers du régiment Pavlo-vski, dont la coiffe était en forme de mitre. Varencourt calculait ses chances. Si Talleyrand se trouvait en présence du Tsar, il se précipiterait aussitôt sur Alexandre, misant sur l’effet de surprise et la rapidité. Si Talleyrand n’était pas dans la pièce, il prendrait le temps de se rapprocher le plus possible avant de s’élancer. Oh, mais Talleyrand ne serait pas là, il en était sûr ! Le Tsar le prenait pour un émissaire de Napoléon : il veillerait donc à le recevoir sans Talleyrand.

La porte s’ouvrit. Lyzki lui céda le passage et se retira.

Varencourt s’avança, salua, puis s’avança encore, jusqu’à ce qu’un général lui fasse signe de s’arrêter... Pas de Talleyrand !

Le Tsar s’était installé dans le grand salon, le salon de l’Aigle, en compagnie d’une vingtaine de personnes : Barclay de Tolly – le commandant en chef des armées russes –, des généraux de l’infanterie de ligne ou de la Garde – dont Langeron et Raïevski, bardés de décorations –, le général prince Repnine-Volkonski – aujourd’hui chef d’état-major du Tsar, il avait conduit la charge des chevaliers-gardes à la bataille d’Austerlitz, charge que Napoléon lui-même avait jugée admirable –, deux officiers écarlates des cosaques de la Garde, un colonel des dragons et un autre des cuirassiers, des aides de camp dont le colonel prince Orlov qui avait négocié la reddition de Paris...

Varencourt songeait à tous ces hauts personnages qui le fixaient, et dont il connaissait certains de réputation. Ah oui, vraiment, un Tsar de toutes les Russies ne pouvait pas se soucier de ses sujets un par un. Qu’avait-il à faire d’une certaine Ksenia de Varencourt, morte en septembre 1812 avec son enfant sur le point de naître ? Non ! Un Tsar vous parlait de la Sibérie à coloniser, de la Pologne qu’il voulait absorber, de la Norvège que les Alliés avaient prise aux Danois pro-français pour la donner aux Suédois, ce qui aidait ces derniers à accepter de céder définitivement la Finlande aux Russes, du problème posé par l’Empire autrichien... Les astronomes observent les planètes et les galaxies, ils ne perdent pas leur temps à compter les grains de poussière... Pourtant, un grain de poussière pouvait tuer un Tsar et anéantir Paris et ses six cent mille Parisiens... Tous ces « grands hommes » : de la paille pour son feu de joie ! À sa chère épouse, il allait offrir le plus gigantesque de tous les bûchers funéraires !

Le Tsar était assis dans un fauteuil, à dix pas de lui. Magnifique dans son uniforme blanc des chevaliers-gardes, le cordon bleu de l’ordre de Saint-André barrant sa poitrine constellée de médailles. Il s’était apprêté pour son triomphe. Dans cinquante ans, personne ne serait capable de citer ses trois prédécesseurs ni, probablement, ses trois successeurs. Mais tout le monde se souviendrait d’Alexandre Ier, le Tsar qui a vaincu Napoléon. Varencourt songea que le plus beau jour de la vie du Tsar serait aussi le dernier.

Il commença à parler. Le Tsar fronça les sourcils. Un aide de camp, qui se tenait aux côtés d’Alexandre, déclara :

— Parlez plus fort, major, on vous entend à peine !

Varencourt s’avança d’un pas, comme quelqu’un qui fait de son mieux pour se faire comprendre. Les quatre soldats derrière lui progressèrent pareillement. Son récit était volontairement compliqué, embrouillé, confus... Cependant, régulièrement, il livrait un élément véridique. L’assistance le surveillait, mais, en même temps, elle essayait de débrouiller les fils de ces explications complexes où il était question de Joseph, de Napoléon, de Talleyrand, des Épées du Roi, du feu...

— Nous vous entendons à peine, major... s’irrita le Tsar.

Varencourt porta sa main gauche à la gorge, tandis que la droite saisissait la broche abîmée retrouvée dans les décombres de sa maison moscovite. C’était un tricheur qui lui avait appris cela : une main attire le regard et détourne ainsi l’attention, tandis que l’autre s’empare d’une carte cachée dans la manche. Les officiers songèrent que ce Français avait été blessé à la gorge, ou avait inhalé de la fumée brûlante durant les combats, ou souffrait d’une angine, ce qui expliquait sa voix inaudible... Nul ne vit le bijou, ou, si quelqu’un le vit, il ne s’y intéressa pas. Varencourt avança encore d’un pas. L’aide de camp placé à la droite du Tsar eut un tic d’agacement. Il allait lui ordonner de reculer, mais Varencourt le prit de vitesse.

— Je connais le nom de l’assassin, mais je veux avoir la certitude que ma sécurité sera garantie par Votre Majesté Impériale !

Le Tsar fronça les sourcils. Qu’était-ce que cette histoire ? Qui était compromis ? Napoléon était-il l’instigateur de ce crime ou tentait-il une fois de plus de faire voler en éclats la coalition en faisant croire qu’un pays allié était à l’origine du meurtre du comte Kevlokine ? Cet homme s’efforçait d’expliquer quelque chose, mais il était si difficile à suivre... Varencourt progressa d’un pas de plus ; il mimait l’inquiétude, sa main gauche brandissait la lettre de Joseph ; il demandait au Tsar de bien vouloir s’engager, sur l’honneur et devant son état-major, à garantir sa protection s’il parlait. ... Il lui semblait que la broche palpitait, que c’était le coeur de son épouse qu’il tenait dans sa paume...