Margont, Lefine et Talleyrand pénétrèrent dans l’hôtel particulier. Margont ressemblait à un forcené. Il interpellait les fantassins, qui le regardaient avec colère. Le chef de bataillon Lyzki s’approcha de ce bruyant importun.
— Il faut avertir le Tsar ! lui lança Margont.
— Ne criez pas, monsieur. Qui êtes-vous ?
— Je suis le major Margont. Écoutez-moi, un homme...
Lyzki éclata d’un ricanement nerveux.
— Le major Margont ? Mais je viens de l’introduire auprès de Sa Majesté Impériale...
Talleyrand fut saisi de panique.
— Je vous certifie qu’il s’agit du véritable major Margont !
Déjà, Lyzki avait pivoté sur lui-même et s’élançait dans les escaliers en hurlant en russe : « Protégez le Tsar ! » des soldats se ruaient au pas de course à sa suite ; Talleyrand, qui n’allait pas assez vite, fut bousculé et propulsé contre un mur par un grenadier ; à l’étage, des soldats reprenaient le cri d’alerte de Lyzki tout en se mettant eux-mêmes à courir ; un fantassin empoigna son fusil à deux mains à l’horizontale et s’en servit pour plaquer de toutes ses forces Margont contre une porte pour l’empêcher de progresser plus avant...
Le vacarme dans les couloirs parvint jusqu’au grand salon. Des cris au milieu desquels on distinguait tel ou tel mot : « Tsar », « danger »... Mais les officiers présents pensaient à une menace extérieure... Napoléon osait-il attaquer Paris pour les déloger ? Un soulèvement populaire ? Une deuxième Révolution ? L’attaque désespérée de quelques soldats impériaux demeurés dans la capitale ? Varencourt, lui, comprit qu’on l’avait percé à jour. C’était un tout petit peu trop tôt, il lui aurait fallu encore avancer de deux pas... Tant pis ! Les deux battants s’ouvrirent à la volée et il profita de la confusion pour s’élancer droit sur Alexandre. L’aide de camp ne l’avait jamais perdu de vue et se précipita à sa rencontre pour lui barrer le passage.
Le Tsar n’y comprenait rien. Avilovich avait empoigné ce Français qui essayait de courir vers lui. Mais, pour une raison inexplicable, son aide de camp eut une sorte de frisson et s’effondra... Un garde qui talonnait Varencourt parvint à le saisir par le bras, cependant lui aussi bascula en arrière, comme s’il perdait connaissance... Des généraux réagissaient en dégainant leurs sabres, mais un cosaque rouge, plus leste, ne perdit pas de temps et sauta à mains nues sur l’assaillant en le ceinturant avant de lâcher prise et de tomber au sol comme les autres... Varencourt cria : « Ksenia ! » et se jeta sur le Tsar, lui plongeant l’aiguille de la broche dans la cuisse. Une baïonnette lui traversa l’épaule ; il reçut un violent coup de crosse sur la nuque et des gardes se mirent à rouer de coups de pied son corps inanimé.
Pétrifié de surprise et d’effroi, le Tsar contemplait cette broche abîmée, un peu noircie par de la crasse ou plutôt de la suie, plantée dans sa cuisse. Il l’extirpa d’un geste, comme on chasse la guêpe qui vient de vous piquer. Rien ne se passa. L’aiguille avait épuisé tout son poison.
ÉPILOGUE
Dès que Napoléon fut informé de la prise de Paris, il décida d’attaquer la capitale. Il voulait y prendre au piège les Alliés, fondre sur eux et les broyer entre ses coups de boutoir et la révolte armée des Parisiens. Ses maréchaux le dissuadèrent de se lancer dans une telle entreprise, le convainquirent que tout était perdu et l’amenèrent à abdiquer.
Talleyrand obtint du Sénat d’être confirmé officiellement dans ses fonctions de président du gouvernement français provisoire. Il employa tout son talent pour obtenir que le pouvoir soit transmis à Louis XVIII. Les Alliés finirent par adopter cette solution. Talleyrand entra alors au service du roi de France...
Les Alliés occupèrent Paris. Contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, ils ne se livrèrent pas au pillage, ne maltraitèrent pas les Parisiens, ne détruisirent pas les constructions de Napoléon... Cette conduite fut tout à leur honneur.
Pour avoir sauvé la vie du Tsar, Margont fut fait chevalier de l’ordre de Saint-André par Alexandre Ier lui-même. Puis il fut décoré... par le roi de France. Louis XVIII lui épingla en personne la décoration du Lys. Sur le coup, Margont ressentit une douleur à la poitrine et crut que le roi l’avait involontairement piqué. Il s’aperçut plus tard que cela n’avait été qu’une impression... Aussitôt après, il apprit qu’on le retirait de l’armée. Napoléon avait doté la France d’une armée gigantesque qui n’avait plus de raison d’être maintenant que la paix était signée. Une centaine de régiments d’infanterie et trente-huit de cavalerie furent supprimés. Cette mesure concernait peu les simples soldats, car le départ des conscrits entraînait déjà une baisse importante des effectifs. En revanche, des milliers d’officiers durent abandonner leur commandement, pour être remplacés par d’anciens chefs chouans ou par des nobles émigrés maintenant de retour et désireux de faire une carrière militaire. Le roi en profita pour se débarrasser des républicains et des partisans de Napoléon. Pour faire des économies et par esprit de vengeance, il fut décidé que ces officiers quittant le service actif ne toucheraient qu’une demi-solde, ce qui, dans la majorité des cas, ne représentait pas assez d’argent pour vivre. Margont se retrouva donc en demi-solde. Lefine, Jean-Quenin Brémond et Piquebois aussi. Saber avait survécu à ses blessures et avait été fait prisonnier par les Russes. Comme l’ordre du maréchal Marmont avait été dûment retranscrit et que Napoléon aurait certainement confirmé cette promotion s’il en avait eu l’occasion, Saber était en quelque sorte le général « mort » d’un empire décédé. Les nouvelles autorités remédièrent à cette anomalie : colonel en non-activité. En demi-solde, bien sûr.
Malgré ses demandes, Margont ne put obtenir des Russes qu’ils lui remettent le curare que l’on avait retrouvé sur Varencourt.
Jugeant que cette époque n’aimait décidément pas les journalistes libres-penseurs, Margont abandonna son vieux rêve. Et comme il n’était pas homme à vivre sans une passion, il s’en trouva une autre ! Il se lança dans des études de médecine, à la plus grande joie de Jean-Quenin. Chaque fois qu’il le pouvait, il se rendait à la Salpêtrière, où Pinel l’accueillait à bras ouverts.
Varencourt survécut lui aussi à ses blessures. Le Tsar décida de l’épargner et le fit envoyer dans un camp de prisonniers perdu quelque part en Sibérie. Grâce à ses précieuses connaissances médicales, Charles de Varencourt fut relativement bien traité. Vingt-deux ans plus tard, le successeur d’Alexandre, Nicolas Ier, le gracia. Varencourt demeura en Sibérie, où il avait fini par refaire sa vie.
Le vicomte de Leaume et les rescapés de son organisation ne furent pas récompensés par Louis XVIII, car les nouvelles autorités ne voulaient pas se compromettre avec des individus liés à l’assassinat d’un dignitaire impérial et qui avaient failli – même si c’était involontairement – causer la mort du Tsar. Écoeuré, Louis de Leaume s’en alla tenter sa chance dans le Nouveau Monde. Quand il débarqua en Louisiane, d’ambitieux projets scintillaient déjà dans ses pensées.
Catherine de Saltonges s’était toujours opposée à tous les plans violents du groupe, le vicomte de Leaume le confirma. Elle put donc rester à Paris, où elle finit par se remarier.
Se conformant à l’adage « les bons comptes font les bons amis », la justice royale envoya le baron Honoré de Nolant en prison. Il y passa le restant de ses jours.
Ce fut Claude Bernard, un physiologiste français élève de Magendie, qui, des années plus tard, découvrit que le curare agissait au niveau de la jonction neuromusculaire, mais en affectant uniquement le nerf. Cette découverte fit faire un immense bond en avant dans la compréhension du fonctionnement du système nerveux. Claude Bernard, pour cette découverte et d’autres encore, fait partie des savants mythiques dont s’enorgueillit l’Humanité.