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Margont et Lefïne contournèrent le bâtiment et, comme convenu, Mejun leur ouvrit. Ses yeux étaient emplis de larmes, mais son visage, rougi par la colère, affichait une dureté sanguinaire. Aurait-il eu l’assassin sous la main qu’il lui aurait tordu le cou avec cette même expression.

De son pas inégal, il les conduisit dans un petit salon. La décoration était à la turque : narguilé, tapis ottomans, coussins, yatagans et autres sabres orientaux... Par le passé, Napoléon avait souhaité s’allier avec la Sublime Porte, pour inquiéter les Russes, les Autrichiens et les Anglais. Mais le projet d’alliance franco-ottomane avait été abandonné au profit d’un traité d’amitié entre la France et la Russie... En 1812, campagne de Russie oblige, l’Empereur avait voulu séduire à nouveau les Ottomans.

Cependant, ces derniers, aigris par l’abandon des accords passés, avaient préféré ne plus se mêler des complexes et changeantes manoeuvres diplomatiques de Napoléon. Du rêve oriental français – où il était question de conquérir l’Égypte, de s’allier avec le titanesque Empire ottoman et de refouler les Anglais pour s’emparer de l’Inde ! –, il ne restait plus que les trésors archéologiques ramenés d’Égypte, de jolis narguilés qui ornaient les salons des dignitaires impériaux et un goût de sable dans la bouche des soldats qui s’étaient battus au pied des pyramides.

Un volet avait été forcé, une vitre brisée. On supposait que le coupable était entré par là.

— Cette pièce est-elle souvent utilisée ? demanda Margont.

— Non, vu qu’elle donne sur cette ruelle et que la maison possède trois autres salons. On ne l’employait que lors des grandes réceptions, quand le colonel recevait tant d’invités qu’on ne savait plus où les entasser.

— Personne n’a entendu de bruit ?

Il se ravisa aussitôt. Pour gagner cette pièce, ils avaient traversé le grand salon, désert le soir du crime, et emprunté un petit corridor fermé par deux portes.

Margont se pencha par la fenêtre. En raison d’un coude, on ne pouvait apercevoir la rue principale.

— Les sentinelles passent-elles ici ?

— Oui. Toutes les heures, elles font le tour du bâtiment. Le soldat de garde n’a rien remarqué. Vers dix heures, j’ai découvert le corps du colonel...

— Conduisez-nous au bureau, en empruntant le trajet qu’a dû utiliser l’assassin.

Mejun rejoignit le couloir principal, monta péniblement un grand escalier seigneurial et, au deuxième étage, prit un corridor jusqu’à la dernière porte sur la gauche. Margont, qui n’avait pas l’habitude de lieux aussi vastes, était pris de vertige. Lefïne, lui, trouvait là la concrétisation de l’un de ses rêves.

Tous deux s’étaient préparés à l’idée de contempler la victime d’un meurtre. Mais leurs résolutions volèrent en éclats à la vue du corps. Berle avait été mutilé par le feu. Les traits du visage avaient disparu sous l’effet des flammes, faisant place à une surface effacée, indéfinissable, aux zones rougies ou noircies... Les restes d’un bâillon obturaient encore la bouche. Les mains étaient liées dans le dos par une corde.

— Êtes-vous certain qu’il s’agit du colonel Berle ? demanda Margont.

Le regard de Mejun s’illumina et Margont s’en voulut de lui avoir par mégarde donné un espoir illusoire. Il lui semblait percevoir l’emballement des pensées du domestique, qui imaginait déjà un complot : on avait enlevé le colonel et dissimulé cet acte en abandonnant ici le cadavre méconnaissable d’un autre individu. Cependant, le vieil homme n’était guère dupe. Il dégagea du pantalon un pan de chemise, mais ses doigts se faisaient de plus en plus lents, comme si le gel les engourdissait. Il révéla une estafilade qui barrait le flanc gauche de la victime. Sa réponse se bloqua dans sa gorge et il se contenta de hocher la tête.

— À-t-on dérobé des documents ? poursuivit Margont.

— Oui. Le bureau était toujours encombré.

Plus une feuille ne s’y trouvait désormais, alors que sur les étagères de la bibliothèque, les rangées de livres étaient surmontées de piles d’ouvrages disparates. Des tiroirs, laissés ouverts, avaient eux aussi été vidés. Hélas, le colonel était un homme taciturne et secret et Mejun ne put fournir d’informations sur ce qui avait disparu.

L’emblème des Épées du Roi était épinglé à la chemise du mort. Illuminé par un rayon de soleil, le tissu blanc resplendissait. On aurait dit le sommet neigeux incandescent d’une montagne aperçue dans le lointain. Margont s’agenouilla, et le détacha pour le remettre à Mejun, qui l’accepta puisque tels étaient les ordres qu’on lui avait signifiés. Mais, comme Margont et Lefïne, il songeait avec colère que l’on allait dissimuler un indice à la Police générale. D’emblée, cette enquête démarrait de manière retorse. Margont essayait de prendre cela avec philosophie. Deux de ses plus grandes qualités étaient aussi ses pires défauts. Il était philanthrope et idéaliste, en digne descendant de la Révolution, que l’on pouvait considérer – à ses débuts – comme l’une des périodes les plus utopiques, les plus naïves de l’histoire de l’humanité. Lui qui avait tendance à voir le monde en noir et blanc, voilà que Joseph et Talleyrand l’avaient plongé dans leur univers à l’infinie palette de gris.

Il envoya le domestique guetter l’arrivée du médecin-major et examina la pièce. La bibliothèque contenait des récits de voyage, des Mémoires de militaires, des ouvrages de Vauban, des pièces de Molière... Chacun de ces livres reflétait une parcelle de la personnalité de leur propriétaire. Berle avait dû rire en lisant les aventures de ce pauvre Don Quichotte tout en se demandant s’il n’y avait pas un peu de ce personnage en lui-même ; il avait contemplé ces sortes de sangliers à tête humaine prétendument observés dans tel ou tel pays exotique et représentés dans Des monstres et prodiges d’Ambroise Paré ; peut-être avait-il rêvé d’une rencontre amoureuse tout en lisant Marivaux... Du coup, le « corps » Berle redevenait une personne, ce qui rendait plus difficile à supporter l’idée de sa disparition.

— Je me demande s’il a parlé... dit Lefine.

— Non, répliqua Margont.

— Comment pouvez-vous dire cela ?

— Parce qu’il était déjà mort quand on l’a brûlé.

Il désigna les poignets.

— Regarde sous ses liens. La peau est indemne. Si cet homme avait été encore vivant tandis qu’on lui brûlait le visage dans sa cheminée, il aurait tenté de se libérer, il se serait débattu du fait de la douleur... Ses poignets auraient été meurtris jusqu’au sang.

Lefine recula machinalement. La folie l’effrayait plus encore que la barbarie.

— Nous aurions affaire à un dément, alors...

— Je ne sais pas...

Jean-Quenin Brémond arriva sur ces entrefaites, pressé, comme toujours. Il ôta son manteau, révélant son uniforme de médecin-major, dont le bleu était plus clair que le bleu sombre habituel de l’armée française. Ses gestes étaient nerveux et précipités dans la vie quotidienne et, à l’inverse, lents et précis lorsqu’il pratiquait la médecine ou l’enseignait. Si bien que sa vie semblait toujours se dérouler soit trop vite, soit trop lentement. Voilà quelques jours, un confrère du service de santé des années lui avait reproché de consacrer trop de temps à soigner les prisonniers russes. Depuis lors, en guise de protestation, il arborait une décoration russe que lui avait offerte un hussard d’Elisabethgrad à qui il avait sauvé la vie ! À l’instar de Margont et de Lefïne, il entrait régulièrement en conflit avec les règlements militaires... Et comme ses colères étaient célèbres, ses aides, les sentinelles et les blessés faisaient mine de ne pas remarquer ce petit ruban bleu et son étrange médaille argentée.