Mejun apparut avec un temps de retard. Margont lui demanda de les laisser seuls, puis il exposa à son ami ce qu’il attendait de lui, sans lui révéler ses premières déductions. Le médecin-major s’accroupit près de la victime. Il n’était pas choqué, avec ses dix-sept ans de service dans une armée perpétuellement en guerre. Ces derniers temps, quelles que fussent les blessures qu’on lui montrait, il avait déjà vu pire. Toujours.
— Cette personne a été tuée d’un seul coup de couteau assené en plein coeur. L’attaque était très précise et l’assassin était sûr qu’il allait la réussir, car il n’a pas réitéré son geste.
Il se releva pour contempler le bureau, s’accroupit à nouveau et fouilla dans sa mallette pour en ressortir une pince qu’il plongea dans la plaie.
— La victime était assise devant son bureau. Son assaillant est arrivé derrière elle. Il a dû plaquer sa main sur sa bouche tandis qu’il la poignardait de la main droite. Oui, parce qu’au vu de l’orientation de la blessure, il s’agit d’un coup porté par-derrière par un droitier. Je conclus de tout cela que le coupable connaît très bien le corps humain et ses points vitaux. Il s’agit probablement d’un médecin, d’un boucher ou d’un soldat aguerri. Je reconnais que cela représente beaucoup de suspects... Le sang a éclaboussé le bureau, puis a un peu coulé sur les vêtements et le plancher tandis que l’on déplaçait le corps. Mais le coeur a rapidement cessé de battre, ce qui explique pourquoi il y a relativement peu de sang répandu.
De ses gestes précis, il manipulait avec délicatesse le cadavre, défaisait des boutons, luttait contre la rigidité cadavérique pour écarter les mâchoires...
— Étonnant... On a d’abord tué cet homme, puis on l’a brûlé ! Regardez attentivement son visage. Il n’y a aucune phlyctène ! Une phlyctène est une ampoule qui contient une sérosité, un liquide albumineux. Lorsque quelqu’un subit des brûlures alors qu’il est encore en vie, des phlyctènes apparaissent toujours, avec une auréole rouge qui les circonscrit. Autre argument : la cavité buccale est intacte ! Une personne vivante placée ainsi dans un feu est bien obligée de respirer et inhale donc un air brûlant, des flammes... La langue et le pharynx devraient être nécrosés et avoir subi une desquamation, c’est-à-dire que les couches superficielles de ces muqueuses devraient s’être détachées sous la forme de petites lamelles, de squames. On devrait retrouver des petites ulcérations sur l’arrière-gorge. La muqueuse sus-épiglottique devrait être rouge, congestionnée. Il devrait y avoir des taches de suie. Une écume rosée devrait être présente dans la trachée. Le bâillon ne peut pas expliquer l’absence de ces lésions. Car une victime encore vivante aurait respiré par les narines et on aurait abouti à toutes ces blessures que je viens de décrire. Quant au bâillon, justement, il devrait présenter des traces de morsure. Des brûlés, j’en ai vu, sur les champs de bataille et dans les hôpitaux. Je suis formel : ces brûlures ont été infligées post-mortem.
— C’est de la nécromancie ! s’exclama Lefine.
— Hum... La nécromancie consiste à interroger les morts afin que ceux-ci vous révèlent des secrets... Oui, on peut voir les choses ainsi ! Je suis un médecin nécromancien. Mais cela, c’est grâce à mon ami Quentin et ses enquêtes...
— Je suis désolé, Jean-Quenin, répondit Margont.
— Pas du tout ! Sans toi, ma vie me paraîtrait parfois monotone...
Quand il ironisait, on ne parvenait jamais à trier le vrai du faux.
— As-tu déjà entendu parler d’un crime lors duquel le coupable aurait brûlé sa victime après l’avoir tuée ? lui demanda Margont.
— Jamais.
— Moi non plus... Toute la question est de savoir si l’assassin a agi ainsi par vengeance, pour brouiller les pistes ou parce que le feu signifie quelque chose de particulier pour lui. Regarde la disposition de la pièce. Il y a une traînée de sang entre la cheminée et le bureau, près duquel se trouve le corps. À première vue, on pourrait croire que l’assassin a maîtrisé sa victime, l’a ligotée et bâillonnée, l’a traînée jusqu’à la cheminée pour la brûler, puis l’a tuée et, pour une raison inconnue, l’a ramenée vers le bureau. La traînée de sang aurait donc été faite durant le trajet cheminée-bureau. Mais, en réalité, au vu de ce que tu viens de nous dire, ce sang a coulé tandis que le coupable déplaçait le cadavre du colonel vers la cheminée. Conclusion : le meurtrier s’est donné la peine de ramener la dépouille vers le bureau pour masquer le fait qu’il avait déjà tué sa victime avant de la brûler.
Mejun fit irruption dans la pièce, l’air affolé.
— La police arrive ! Vous devez partir sur-le-champ !
— Des enquêteurs qui fuient la police ? s’étonna Jean-Quenin Brémond.
Déjà, Margont l’entraînait par le bras vers la porte.
— Oh, ce n’est pas le seul paradoxe de cette affaire, crois-moi...
CHAPITRE V
Après avoir filé par la porte de derrière, ils s’éloignèrent à grands pas. Ils évitaient les gens, s’engageaient dans les ruelles et s’exprimaient à voix basse. Il n’en fallait pas plus pour que les passants les prennent pour des comploteurs royalistes ou républicains, des partisans des Alliés... Jean-Quenin les abandonna, après avoir insisté pour que l’on fasse à nouveau appel à lui si besoin était.
Les idées se bousculaient dans la tête de Margont, telles des rivières indociles qui ne parvenaient pas à se réunir pour former un seul et même fleuve cohérent.
— Il y a ce que l’assassin montre et ce qu’il veut cacher. Il a voulu dissimuler les raisons réelles pour lesquelles il a commis ces brûlures. Et que penser de ce symbole royaliste et des documents qui ont été volés ? Constituent-ils une fausse piste et les brûlures la vraie ? Ou bien l’inverse ? Ou ces deux pistes sont-elles liées ? Nous voilà avec deux hypothèses, la royaliste et celle du feu.
— Les deux m’inquiètent... commenta Lefïne.
— Qui est supposé réagir à ce symbole ? Et à ces brûlures ?
— Nous, qui nous sommes fait piéger dans cette enquête !
— Oui, mais à part nous ?
Il y avait autre chose à comprendre dans la réponse de Lefine. Margont s’en rendit compte avec un temps de retard.
— Fernand, excuse-moi de t’entraîner une fois de plus dans une histoire compliquée... Mais j’ai absolument besoin de toi.
— Bien. Je le savais, mais cela fait toujours plaisir de se l’entendre dire. Comptez sur moi ! À quoi sert l’amitié sinon à ajouter à ses propres ennuis ceux de ses amis ? Cependant, si mes services aident effectivement à la défense de Paris – puisque c’est ce dont il semble s’agir –, j’aimerais bien qu’ils soient récompensés à leur juste valeur.
— C’est-à-dire ?
— Je veux être rétabli dans mon grade de sergent-major !
Toute une histoire... Ces dernières années, les pertes avaient été si élevées que les vétérans, noyés dans des masses de conscrits inexpérimentés, avaient bénéficié de nombreuses promotions. Depuis 1812, Margont était passé de capitaine à major, Piquebois de lieutenant à capitaine, Saber de lieutenant à colonel... Seuls Jean-Quenin Brémond et Lefine avaient conservé leur grade. Dans le cas du médecin-major, la faute en revenait au manque d’attention que l’on accordait au service de santé des armées. Priorités et faveurs allaient aux combattants. Mais Lefine, lui, était le seul responsable de l’immobilisme de ses galons. En 1813, il avait effectivement été promu sergent-major et le besoin d’officiers était si fort qu’il allait passer lieutenant en second, rien de moins... lorsque son chef de bataillon avait découvert qu’il se livrait à une escroquerie.
Il présentait à tel paysan ou tel marchand un bon de réquisition exigeant des vivres pour dix soldats. Mais il falsifiait ensuite le document, et le réquisitionné, de mèche avec lui, se faisait rembourser par l’armée un montant correspondant à de la nourriture fournie pour vingt hommes... Ce genre de pratique était courant. En outre, depuis le désastre de Russie, les soldes n’étaient pratiquement jamais versées ! De fait, Lefine, comme des dizaines de milliers d’autres soldats, sombrait peu à peu dans la misère et il avait utilisé l’argent ainsi détourné pour se nourrir et se vêtir. Mais le chef de bataillon voulait le faire fusiller pour l’exemple ! L’affaire devint rapidement embrouillée. Les preuves de sa culpabilité étaient évidentes, mais, puisqu’il encourait la peine capitale, Lefine soutenait qu’il était innocent. Comme il n’avait plus rien à perdre, il déployait tout son talent de vieux singe débrouillard, mentant avec une conviction qui troublait les gendarmes d’élite, auxquels la cour martiale avait fait appel. Gendarmes décidés à mettre le moins de zèle possible à résoudre cette affaire, car eux non plus ne comprenaient pas que l’on voulût exécuter un homme pour si peu, surtout au moment où chaque soldat comptait. Margont, Saber et Piquebois s’en étaient mêlés, bien sûr, et leurs grades pesaient lourd. Mais le chef de bataillon s’obstinait, relançant une procédure qui n’attendait que d’être interrompue. Saber eut finalement le dernier mot, sans le vouloir, en se faisant muter contre son gré dans la garde nationale parisienne et en entraînant ses amis avec lui. De tous, Lefine avait donc été le seul à danser de joie en apprenant la nouvelle. Il laissa cependant son grade de sergent-major dans cette histoire et se profilait pour lui la perspective de demeurer sergent ad vitam aeternam.