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—   Et vous êtes gaucher.

—   Comment vous...

—         Les cicatrices ont une mémoire. Quand on observe ces scarifications de près, on devine, à l'orientation des berges dermiques, dans quel sens ont été

tracées les lettres. C'est très subtil, surtout dans le cas présent, où le texte est écrit de façon inversée. Cependant on le voit à la forme des rondes. Les « o » notamment. Je suis moi-même gaucher, ou plus précisément ambidextre, ce genre de détails ne m'échappe pas... À quoi cela rime-t-il ?

Frédéric explosa :

—  Vous n'avez pas à le savoir ! Pour qui vous prenez-vous à violer ainsi l'intimité de ma sœur ? Si le secret médical a été trahi, je...

—   Le docteur Flavien n'a nullement trahi le secret médical. Il était persuadé que j'étais au courant. Et j'aurais dû l'être !

—  Pourquoi ? Je l'ai aidée à se scarifier de la sorte parce qu'elle m'en a supplié, tout simplement !

—   Elle vous en a supplié ?

—   Inscrire cette absurdité dans sa chair était devenu pour elle une obsession. Elle disait sans cesse que c'était la seule solution, la seule façon de conserver une information cent pour cent fiable. Que sur son corps, personne ne pourrait venir l'effacer, ni la trafiquer.

Le regard absent, Frédéric paraissait revivre cette épreuve pénible.

—  Je n'ai pas eu le choix, elle était presque hystérique. Vous savez parfaitement comment elle se comporte quand elle a une idée en tête. Elle la note partout, l'enregistre sur bande audio, se la répète sans jamais s'interrompre. Alors, je l'ai fait pour... la soulager... Et parce qu'elle... parce qu'elle n'avait pas le courage d'agir seule, comme elle l'avait pourtant fait la première fois.

—  Ainsi, elle s'est elle-même infligé l'autre mutilation ? Elle ne m'en a jamais parlé.

—   Pourquoi l'aurait-elle fait ?

—          Parce que cela fait partie de la thérapie ! Plus du tiers de mes patients se scarifient, voyez-vous ! Ils utilisent leur corps comme des parchemins. Et savez- vous de quelle façon tout ceci se termine ? L'hôpital psychiatrique ! Que signifie cette phrase : « Rejoins les fous, proche des Moines » ? Et cette histoire de tombe ? Pourquoi cette brusque interruption ?

—          C'est assez compliqué. Et je n'ai pas envie de vous expliquer cela maintenant. Ce n'est ni l'endroit, ni le moment.

—          Encore un rapport avec le Professeur, n'est-ce pas ?

Frédéric ne répondit pas. Il replaça la tunique, puis le drap, d'un geste tendre. Vandenbusche n'insista pas. Il répéta néanmoins :

—   Oui... Vous auriez dû m'en parler...

Frédéric se retourna vers lui. Il serra le poing et se mit à crier :

—   Il faut retrouver l'ordure qui l'a enlevée !

Manon remua légèrement les lèvres. Frédéric vint

s'asseoir sur le bord du lit.

—   Je suis là, ma petite sœur. Ne t'inquiète pas...

Il prit la main de Manon. Il sentit alors sous ses doigts une croûte de sang coagulé. Intrigué, il la retourna vers lui.

Le message le frappa comme un coup de couteau. « Pr de retour ».

Frédéric sentit ses jambes se dérober sous lui.

Le passé venait de refaire surface. Ce passé que Manon traquait avec un acharnement sauvage, jour après jour. À s'en rendre malade.

Le Professeur...

Frédéric s'empara d'un rouleau de gaze qui traînait sur la tablette et, d'un geste nerveux, se mit à bander la main endolorie. Cacher la vérité.

Derrière lui, Vandenbusche ne bougeait plus. Toute son attention s'était focalisée sur l'organiseur. Il demanda :

—          Quelque chose me tracasse, depuis tout à l'heure... Le N-Tech, vous dites que vous l'avez trouvé chez elle ?

—   À côté de son ordinateur.

—   Et... Et sa porte d'entrée, elle était...

—          Ouverte, l'interrompit Frédéric en terminant le bandage.

—          Vous savez comme moi que Manon ne se sépare jamais de son N-Tech. Dès qu'elle met le nez dehors, elle le prend avec elle. Frédéric... Je pense que Manon a été enlevée chez elle... Chez vous... Dans votre propre maison.

Moinet devint livide.

—   Je reviens. Il me faut un café...

Il se rua vers la sortie. Dans le hall, il croisa une jeune femme qui courait, le regard décidé.

Une blonde à la chevelure bouclée, avec de vieilles rangers couvertes de boue.

11.

Après un rapide décrassage aux toilettes, Lucie convia Vandenbusche à la machine à café, qui se dressait à l'extrémité droite du hall, en face de l'accueil. Des malades patientaient, écrasés sur des chaises, le teint d'une blancheur d'autopsié. Les urgences oscillaient toujours entre deux mondes. Eveil, sommeil. Vie, mort.

— En attendant que Manon émerge, racontez-moi son histoire, entama Lucie. Qui est-elle ? De quoi souffre-t-elle exactement ?

Elle glissa une pièce dans la fente de l'appareil et se servit un café serré sans sucre, tandis que Vandenbusche optait pour un chocolat chaud. Il l'observa d'un regard trouble et vacillant - ses fesses bien bombées en priorité - tandis qu'elle lui tournait le dos. Drôle de dégaine pour une femme si mignonne. Une croûte de boue recouvrait ses chaussures - ces espèces de bottes militaires infectes - et le bas de son jean. Son ample chevelure bouclée aurait pu mettre en lumière le velours de ses courbes, si elle n'avait pas été si maladroitement attachée par un élastique rouge et rendue grasse par la pluie. Quant au maquillage... absent, tout simplement. La beauté ne faisait pas tout. Vandenbusche détestait les femmes sans sophistication.

—  J'ai rencontré Manon Moinet pour la première fois il y a un peu plus de deux ans, précisa-t-il en haussant les sourcils. Elle présentait de graves troubles mnésiques. Manon avait subi une agression à Caen, environ un an plus tôt.

Lucie s'empara de son carnet et de son stylo Bic rongé qu'elle venait de retrouver au fond de sa poche.

—   Début 2004 donc... Quel genre d'agression ?

—  Un cambrioleur qu'elle a surpris, et qui l'a laissée pour morte après l'avoir étranglée. Elle habitait un quartier cossu, dans la banlieue de Caen. Un quartier frappé, à l'époque, par une vague de cambriolages. La police locale soupçonnait un gang organisé. Toujours est-il que l'intrus a pris la fuite au moment où les voisins, alertés par les cris, sont venus cogner à la porte. Le malfrat avait dérobé des bijoux et divers objets de valeur. Quand on a découvert Manon, elle était inconsciente. Encore en vie, certes, mais son cerveau avait subi des dommages irréparables.

Lucie griffonnait à la va-vite des signes qu'elle seule pouvait comprendre.

—  Et elle a perdu la mémoire. Pardon, l'une de ses mémoires, si j'ai bien compris le docteur Khardif.

Vandenbusche baissa un instant les paupières.

—   Manon n'a pas perdu la mémoire, ou ses mémoires, comme vous dites. Ça ne se passe pas comme à la télévision où l'amnésique oublie absolument tout, jusqu'à comment faire pour marcher. En fait, les mémoires de Manon sont même quasiment intactes.

—  Je n'y comprends rien. Elle est amnésique ou pas ?

Il répondit avec calme, d'un ton un peu académique :

—  Ne soyez pas si restrictive. Amnésique ne signifie pas forcément sans mémoire.

—  Bon ! Allez droit au but s'il vous plaît ! Et évitons d'y passer la nuit !

Pas sophistiquée, mais caractérielle. Peut-être même dominatrice. Cela, par contre, il aimait. Il expliqua :

—  Toutes les cellules du corps humain consomment de l'oxygène, transporté par les globules rouges. Mais s'il en est de plus gourmandes que les autres, ce sont assurément les neurones des hippocampes, des zones de l'encéphale situées dans les profondeurs de la région temporale, dont la forme rappelle la queue d'un cheval de mer.

—   Logique, pour des hippocampes...