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Vandenbusche esquissa un sourire avant de poursuivre :

—  Il faut imaginer ces zones minuscules comme des centrales à souvenirs, chargées de transmettre les données fraîches, des engrammes, provenant de la mémoire à court terme vers diverses régions de la mémoire à long terme.

Il s'interrompit devant les difficultés de Lucie à prendre si rapidement des notes.

—  Dites, vous n'êtes pas équipés de dictaphones dans la police ?

Lucie lui jeta un regard sans relever le front de son cahier.

—   Continuez, s'il vous plaît.

Conciliant, il reprit en ralentissant le débit :

—  Les multiples passages d'une information dans les hippocampes, une information que l'on veut retenir, lui permettent d'aller se frger dans le cortex, au sein de la mémoire épisodique - celle des faits et des épisodes autobiographiques - afin de constituer un souvenir. Mais privez les cellules hippocampiques d'oxygène ou de sucre, même un court instant, et elles se ratatinent comme des crêpes. La fabrique à souvenirs est alors atteinte. On parle de lésions post-anoxi- ques irréversibles.

Vandenbusche avala une gorgée de chocolat en grimaçant. Pas meilleur qu'à Swynghedauw.

—  Les zones hippocampiques sont réellement minuscules, à peine quelques millimètres, ce qui accroît leur fragilité. Ce sont les premières à écoper quand le sang ne circule plus dans la tête. Dans la plupart des cas, elles survivent à ce type d'attaques. Mais Manon se trouvait, à l'époque, dans un état de stress très intense. Et il a été prouvé que les glucocorticoïdes sécrétés à cause du stress, le cortisol notamment, diminuent la neurogenèse dans les hippocampes et les atrophient. Ce cas clinique a été constaté par exemple chez les GI qui ont combattu au Vietnam, ou encore chez les enfants victimes d'inceste, qui, scientifiquement parlant, présentent un terrain plus favorable aux troubles de la mémoire.

—  En résumé ?

—  Disons, concernant Manon, que l'étranglement, donc le manque d'oxygène, a sérieusement endommagé des hippocampes déjà malmenés.

—  Juste amoché, ou définitivement détruit ?

—  L'un et l'autre. S'ils étaient complètement lésés, Manon présenterait des troubles irréversibles de la perception spatiale. Elle serait vraiment impotente et incapable de vivre sans assistance, ce qui est d'ailleurs le cas de la plupart de mes patients. Mais dans celui de Manon, l'hippocampe gauche fonctionne aujourd'hui à dix pour cent de ses capacités, et nous gagnons chaque mois du volume, grâce à notre programme. Manon peut stocker pendant trois ou quatre minutes de l'information verbale ou auditive, voire plus longtemps si elle la note et la relit souvent.

—   Sa mémoire ressemblerait donc... à un feu qui faiblit, et qu'on ravive en jetant du bois ?

—   Si l'on veut. Et si l'on n'entretient pas ce feu, comme vous dites, tout s'efface... Manon oublie. Pour mémoriser, elle doit écouter des enregistrements audio, jour après jour, et répéter l'opération des dizaines et des dizaines de fois. Il lui faut accomplir énormément d'efforts pour préserver une infime quantité d'informations.

—   C'est vachement compliqué à appréhender. J'avoue que j'ai un peu de mal.

—   Songez simplement à la récitation que vous apprenez à l'école primaire. Vous la lisez une fois, vous n'en retenez absolument rien. Si vous la relisez tous les jours, de manière intensive, vous finissez par la connaître par cœur et vous savez la réciter devant la classe sans réfléchir. Mais après, sans nouvelle répétition, elle s'efface progressivement de votre mémoire et il vous en reste juste des bribes, du genre : « Maître Corbeau, sur un arbre perché, tenait en son bec un fromage. » C'est ainsi que Manon fonctionne. Seule la répétition intensive lui permet d'apprendre. Sa mémoire parvient alors à restituer l'information, mais sans les sentiments qui l'accompagnent. Et en plus, à un moment donné, sans l'entraînement de la mémoire, ou son entretien, pour être plus précis, presque tout finit par s'estomper.

Il posa son index sur sa tempe droite.

—  Quant à son hippocampe droit, celui en relation avec la mémoire visuelle, il est atrophié à quatre-vingt- quinze pour cent. Entrez dans sa chambre, serrez-lui la main sans lui adresser la parole, et ressortez. Si quelque chose la déconcentre, un bruit, un coup de klaxon ou de tonnerre, alors, même si vous rentrez de

nouveau dans la minute, elle ne vous reconnaîtra pas. Impossibilité de stocker des images, ou des visages.

Lucie mâchouillait son stylo, dubitative.

—  En bref, Manon a méchamment oublié tout ce qui s'est passé depuis son étranglement, mais pas les faits antérieurs ? Une amnésique inversée ?

—  Disons que Manon a oublié ce qu'elle n'a pas noté et essayé d'apprendre, soit quatre-vingt-dix-neuf pour cent de sa vie. De plus, l'amnésie rétrograde, celle du « voyageur sans bagages », accompagne presque systématiquement l'amnésie antérograde. La perte de souvenirs touche donc également, à des degrés divers, la période qui précède cette... bascule dans l'univers de l'oubli. Dans le cas de Manon, cette perte est totale en ce qui concerne les deux mois avant son agression, puis les choses se stabilisent progressivement, lorsqu'on remonte dans le temps.

—  Incapable, donc, de se remémorer la physionomie du cambrioleur, par exemple... Ni la manière dont l'agression s'est déroulée...

—  On ne peut rien vous cacher. Elle a dû faire l'apprentissage des circonstances de sa propre agression, vous imaginez ? De toute façon, comme je vous l'ai dit, Manon ne peut pas reconnaître un visage, à cause de son hippocampe droit. Elle est devenue ce qu'on appelle prosopagnosique. Même si elle observe votre photo des milliers de fois, elle ne vous reconnaîtra jamais « physiquement ». Seuls des mots ou des intonations de voix lui suggéreront quelque chose, et encore. Elle est aveugle du cerveau, sans être totalement sourde...

Lucie tapota la feuille de son carnet avec son stylo.

—  Et... Sinon, pour le reste ? Ses autres... capacités ? Sont-elles vraiment intactes ?

Il acquiesça.

—  Manon est très intelligente. Elle a conservé toute sa faculté à aborder des problèmes complexes. En plus, elle fait preuve d'une organisation remarquable. Elle s'en sort également grâce à la technologie. N-Tech avec GPS intégré et téléphone portable l'escortent où qu'elle se rende, quoi qu'elle fasse. Chez elle, tout est planifié, noté, enregistré. Ce qu'il faut faire, ce qu'il faut éviter. Absolument tout. Un modèle de discipline extraordinaire. Allez dans son appartement, et vous comprendrez...

—  Vous y êtes déjà allé ?

—  Évidemment. Il est primordial pour moi de connaître l'environnement de mes patients.

—  Ah bon.

Vandenbusche marqua un temps d'hésitation.

—  Vous savez, Manon était déjà une femme hors du commun avant tous ces problèmes, mais elle l'est plus encore aujourd'hui. Elle compense ce besoin de stocker des souvenirs grâce à son intelligence. Elle s'est adaptée à son handicap.

—   Pourquoi hors du commun ?

Il termina sa boisson avec une nouvelle grimace et lança son gobelet dans une poubelle.

—  Manon a été diplômée de l'une des plus prestigieuses écoles d'ingénieurs, à vingt-deux ans. À vingt- trois, elle a obtenu un master en sciences mathématiques au...

Instinctivement, Lucie leva le nez de son carnet et fixa son interlocuteur.

—  Allez-y... Poursuivez, s'il vous plaît...

—... au Georgia Institute of Technology, aux États- Unis. Puis... Hum... Il est difficile d'expliquer précisément ce qu'était son métier... Je n'y comprends moi- même pas grand-chose, même si Manon a un don pour traduire simplement et avec passion ses anciennes activités.

—  Essayez toujours. Je suis flic, mais j'ai quand même un cerveau.

Vandenbusche afficha deux belles rangées de dents blanches.