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—  Manon travaillait sur l'un des sept problèmes mathématiques du millénaire, concernant le... le « comportement qualitatif des solutions de systèmes d'équations différentielles », sur lesquels se sont escrimés les plus illustres mathématiciens. Ces problèmes sont si ardus que le Clay Institute, basé à Cambridge, propose un prix d'un million de dollars à celui qui en trouvera la solution.

Lucie siffla entre ses dents.

—   Ça vaut la peine de se casser la tête !

—  Ne croyez pas cela, la complexité de ces problèmes va bien au-delà de notre imagination. À ce niveau-là, il ne s'agit pas de se creuser la tête mais de se couper du monde, d'y sacrifier sa vie, sa famille. Chaque démonstration demande plusieurs centaines, plusieurs milliers de pages ! En fait, Manon ne travaillait pas à proprement parler à la résolution du problème dont elle s'occupait, elle était plutôt chargée de comprendre et d'évaluer les solutions proposées par d'autres mathématiciens, pour les valider ou les rejeter.

Vandenbusche racontait tout cela avec une petite flamme au fond des rétines, comme un entraîneur qui aurait vanté les mérites de son cheval de course.

—  Ma patiente est parfaitement bilingue en anglais, elle connaît le latin et, en guise de passe-temps, elle s'est, ou plutôt s'était penchée sur l'étude du disque de Phaistos, un des exemples les plus mystérieux d'écriture hiéroglyphique. Un langage jamais décrypté.

—   Pas mal comme hobby.

—  N'est-ce pas? Le comble, c'est que Manon l'amnésique possède une mémoire de travail fabuleuse, comme les grands joueurs d'échecs, capables d'analyser de nombreux coups en très peu de temps.

—  Vous me parlez d'une autre mémoire ?

—  Oui. La mémoire à court terme, ou mémoire de travail. Celle qui vous permet, par exemple, de retenir un numéro de téléphone quelques secondes, le temps de le composer après sa lecture dans l'annuaire. Vous comme moi pouvons stocker en moyenne sept éléments dans notre MCT. Maison, volcan, poussette, éponge, microscope, carbone, langue... Manon, elle, en mémorise plus d'une vingtaine.

Ils furent interrompus dans leur échange. Flavien se dirigeait vers eux d'un pas rapide.

—  Elle est réveillée. Elle a déjà le nez plongé dans son N-Tech. C'est stupéfiant, elle semble reprendre vie. Mais elle se pose des questions sur la raison de sa présence ici. « Ce n'est pas inscrit dans mon N-Tech, donc c'est anormal », m'a-t-elle dit. Son frère essaie de la rassurer, mais il lui explique ce qu'il veut bien...

—  C'est-à-dire ? demanda Lucie.

—  Une version... apaisante de la réalité.

—   On vous suit, docteur, fit la jeune femme.

Flavien les arrêta d'un geste de la main.

—  Je vous demande juste de patienter encore quelques minutes. Je viens d'envoyer une infirmière effectuer des soins. Et n'oubliez pas ce que je vous ai dit, lieutenant, elle a besoin de repères, pas d'être perturbée ! Alors calmos !

Puis, s'adressant à Vandenbusche avec un sourire, il ajouta avant de s'éloigner :

—   Cher confrère, vous tâcherez de la contrôler...

Sans prendre la peine de répondre, Lucie passa rapidement en revue les notes sur son carnet. De but en blanc, elle demanda à Vandenbusche :

—          Vous avez remarqué cette inscription tailladée sur sa main ? « Pr de retour » ?

—          Oui, j'ai vu, mais j'avoue que je ne saisis pas bien...

—          Elle pense qu'il s'agit du Professeur, un tueur qui a sévi il y a quelques années.

Vandenbusche sembla soudain déstabilisé.

—          Elle affabule. Elle en a fait une fixation, depuis...

—   Depuis quoi ?

Le neurologue inspira longuement.

—   Depuis qu'il a tué sa sœur... Karine...

Lucie, ahurie, fit immédiatement le rapprochement.

—          Bien sûr ! Karine Marquette, l'une des six victimes ! Vous auriez pu m'en parler avant !

—          Désolé. Je n'ai pas vos réflexes de policier... Ou policière ? Comment dit-on ?

—         J'en sais rien. Racontez-moi ce que vous savez sur cette histoire !

—          Pas grand-chose, en fait. Tout cela s'est passé avant que Manon devienne ma patiente.

—   Mais encore ?

—          Lorsque sa sœur s'est fait assassiner, Manon n'avait pas de problème de mémoire. Mais j'ai tout de même appris que ce décès l'avait plongée dans une profonde dépression. En réalité, c'est à ce moment-là qu'elle a arrêté ses recherches, sa brillante carrière...

Elle s'était mis en tête de traquer le Professeur. C'était devenu pour elle...

—   Une obsession ?

—   ... sa raison de vivre. Son frère m'a raconté qu'elle y consacrait toute son attention, toute son énergie. Venger sa sœur. Elle s'est rapprochée de la police, elle a réussi à se procurer les dossiers... Elle est allée interroger les familles des autres victimes, les légistes, les psychologues, pour tenter de cerner le mode de fonctionnement de l'assassin, cette sauvagerie qui l'habitait. Elle l'a fait avec le même acharnement qu'elle déployait face à ses problèmes mathématiques. Une obstination sans limites...

Il garda le silence un instant, avant de reprendre :

—  Et puis il y a eu ce cambriolage qui a mal tourné, six mois plus tard, qui... qui a tout interrompu... Du moins, je le croyais...

—   Comment ça, vous le croyiez ?

—  Il y a à peine une heure ou deux, le docteur Flavien m'a montré les mutilations sur son corps... Je m'aperçois aujourd'hui qu'elle n'a jamais cessé de le pourchasser, même dans son état... Elle a brillamment caché son jeu, je n'ai absolument rien vu... Très impressionnant, elle est vraiment d'une grande intelligence.

—  Vous pensez qu'elle est elle-même l'auteur de ces scarifications ?

—  Je ne le pense pas, j'en suis sûr ! Elle et son frère. Il vient de me le dire. Et Manon me les avait toujours cachées...

—   Son frère ? Mais... Pourquoi ?

—  Je n'en sais rien. Il n'a pas voulu me donner plus de précisions. Mais j'ai la certitude que ces blessures ont un rapport avec le meurtrier de leur sœur.

Lucie referma son carnet. Les interrogations se bousculaient sous son crâne.

La sœur de Manon, victime du Professeur. Puis Manon en personne, qui s'était fait agresser voilà trois ans. Cambriolage. Et à présent, nouvelle agression juste au début d'une campagne de publicité où elle tenait la vedette. Simple coïncidence ? Avait-elle tailladé sa main sous l'effet de la panique, persuadée d'avoir affaire au Professeur ? Son handicap pouvait-il être à l'origine d'hallucinations, créait-il de faux souvenirs, une « sensation d'avoir vécu » ?

Il fallait l'interroger, très vite. Saisir le sens de ces énigmes. Les allumettes, les Autres, les scarifications...

Ils s'avancèrent dans le hall, Vandenbusche sortit une carte de visite de sa veste.

—  Comme moi, vous devez vous poser beaucoup de questions. Et vous vous en poserez encore plus au contact de ma patiente. C'est réellement une personnalité stupéfiante.

Il lui tendit sa carte.

—  N'hésitez pas à m'appeler si je peux vous être utile en quoi que ce soit. Et pourquoi n'accompagne- riez-vous pas Manon à Swynghedauw demain ? Ça vous permettrait de mieux saisir les bizarreries que notre cerveau est capable de générer. C'est... tout à fait étonnant.

—  Merci. Je pense qu'on va de toute façon être amenés à se revoir.

Il acquiesça et ajouta :

—  Surtout, lorsque nous entrerons dans la chambre de Manon, gardez bien en tête qu'elle ne doit pas être bousculée dans ses habitudes plus qu'elle ne l'est déjà. Il n'y a rien de pire pour un amnésique que de se réveiller dans un environnement inconnu. Ce sont alors les instincts de survie qui resurgissent. Manon, se sentant en danger, pourrait... dérailler... devenir violente.