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—  Je sais. Le chauffeur malheureux qui l'a récupérée à Raismes en a déjà fait les frais...

Il prit un ton grave.

—  Une dernière chose, très importante. Sa mère s'est suicidée en se tranchant les veines, peu de temps après le cambriolage.

—  Je sais... Hôpital psychiatrique...

—  Marie Moinet n'a jamais supporté la brusque disparition de sa fille Karine, ainsi que ce qui est arrivé à Manon.

—   Il faut reconnaître que ça fait beaucoup...

—  Certes... Toujours est-il que Manon a... comment expliquer... choisi d'ignorer le décès de sa mère.

—   Choisi ?

—  Choisi, oui. Manon se forge sa propre existence. Elle sélectionne ce qu'elle veut retenir en le répétant une multitude de fois, et elle omet le reste. Or, elle n'a noté ce décès nulle part. Elle n'a pas décidé d'en constituer un souvenir.

Lucie n'en revenait pas.

—  Mais... Comment peut-elle choisir d'ignorer une chose pareille ? Il s'agit de sa mère !

—  Je pense que vous ne vous rendez pas encore vraiment compte... Imaginez juste qu'en pleine nuit, des gendarmes viennent frapper à votre porte, et vous annoncent que votre mère est morte. Imaginez-le réellement, s'il vous plaît... Le noir, les coups sur la porte, les gendarmes... On vous laisse alors encaisser le choc et pleurer jusqu'à la nuit suivante. Puis on vous efface la mémoire, vous ne savez plus la raison de votre effondrement. Vous vous tenez là, une barre dans la tête, les yeux piquants, et vous ne comprenez pas ! Vous vous remettez à peine, et on vous réapprend cette terrible nouvelle. Les mêmes gendarmes, qui viennent frapper à la même porte. Et ce, nuit après nuit, une vingtaine de fois, jusqu'à ce que ce malheur se fige enfin en un pénible souvenir. Manon a refusé cet effort insoutenable. Elle a préféré préserver ses souvenirs heureux, et ne pas les obscurcir avec ce décès. Car les souvenirs antérieurs à l'accident sont tout ce qui lui reste. Un parfum, une caresse, un éclat de rire... Ils sont les seules choses qui la raccrochent à la vie, qui lui offrent un passé, la sensation d'avoir vécu. Alors, sa conscience veut à tout prix les garder intacts. Vous comprenez ?

Lucie hocha la tête.

—  Très bien, reprit Vandenbusche. Avec son frère, nous... respectons son choix de ne pas savoir. Nous avons décidé d'aider Manon dans sa volonté de croire que Marie Moinet était encore en vie. Personne ne peut accéder à son N-Tech. Il est protégé par un mot de passe qu'elle change régulièrement. Impossible pour nous, donc, d'y inscrire de fausses informations concernant « l'existence » de sa mère. Mais... nous lui disons régulièrement qu'elle a omis de noter sa visite, qu'elle l'a appelée dans la journée, et ainsi de suite. Manon entre alors elle-même ces données dans son organiseur. Si je lui dis qu'elle a appelé sa mère la veille, elle me croira. C'est... d'un commun accord avec elle que j'agis ainsi, pour éviter de la faire souffrir inutilement.

Lucie se sentait emplie d'un sentiment de révolte.

—  C'est une histoire de dingues. N'importe qui peut truquer le passé de Manon... Quelle horreur...

—  Je suis d'accord avec vous, ces patients sont vulnérables. Vous savez, l'humanité, et même plus généralement le règne animal ont survécu parce que le cerveau enregistre plus aisément les informations négatives que les positives, cela a été prouvé par la science. Depuis la nuit des temps, ce sont les émotions négatives qui font que l'on échappe à son prédateur, ou que, sans cesse, on cherche à se nourrir, même sans la sensation de la faim. Pensez aux ours, qui s'alimentent des mois à l'avance avant d'entrer en hibernation. Ils anticipent le danger de l'hiver. Mais cet instinct d'autodéfense n'existe plus chez les amnésiques anté- rogrades. Ils se savent fragiles mais n'y peuvent rien, et cela conduit certains d'entre eux à des états dépressifs sévères, qui parfois se terminent en suicide. Les statistiques sont là pour en parler, et les hôpitaux psychiatriques enregistrent chaque jour de nouveaux cas d'amnésiques dont on ne sait que faire. Voilà pourquoi vous trouverez Manon très vigilante. Elle s'est isolée pour se protéger. Elle n'a confiance qu'en elle-même et dans les informations de son N-Tech.

—  Et en son frère, non ?

—  Si, bien sûr. Ils sont très liés, Frédéric veille sur elle avec énormément d'attention. Mais Manon est changeante. Un jour, elle a confiance, le lendemain, non. Vous pourrez la voir très violente et, dans la minute qui suit, adorable. C'est ainsi...

Ils arrivèrent en face des ascenseurs.

—  Je vous ai parlé de la mémoire à court terme, voilà quelques minutes. Ces sept mots, que je vous ai cités... Vous vous rappelez ?

—  Euh... Maison, poussette... Je ne sais plus...

—  Vous ne savez plus... Eh bien pour Manon, c'est pareil avec votre visage... Elle ne sait plus...

12.

Au moment où Lucie voulut pénétrer dans la chambre de Manon, un beau mec, bronzé, peut-être un peu trop propre sur lui à une heure aussi tardive, l'interpella du haut de son mètre quatre-vingt-cinq. Tout, dans son regard, rappelait celui de la jeune amnésique.

—   Que faites-vous ? demanda-t-il sèchement.

Lucie se sentit un peu gênée de lui apparaître accoutrée comme un ramasseur de champignons.

—          Frédéric, vous vous adressez à un lieutenant de police, dit Vandenbusche.

—   Excusez-moi, je ne pensais pas...

—          Pas de soucis, répondit Lucie, je n'ai pas vraiment eu l'occasion de me pomponner depuis hier soir. Je dois interroger votre sœur. Le docteur Flavien vous a mis au courant ?

—   À peu près, oui. Je n'arrive pas à y croire.

—          C'est pourtant la vérité. Nous venons de retrouver son lieu de captivité.

Frédéric Moinet fronça les sourcils.

—   Où cela ? Où a-t-elle été retenue ?

—         À proximité de Raismes, dans un abri de chasseurs. Monsieur Vandenbusche m'a signalé que vous étiez très proche de votre sœur. Quand l'avez-vous vue pour la dernière fois ?

Il répliqua sans même prendre le temps de réfléchir :

—     Pas plus tard que ce matin. Elle s'apprêtait à aller faire son jogging à 9h30. À 9hl0 exactement. Je partais travailler.

—  Vachement précis...

—     C'est nécessaire quand on vit aux côtés de quelqu'un comme ma sœur. Toute son existence est régie par l'angoisse du temps qui s'écoule.

—  Et ensuite ?

—     Je suis parti travailler, et je ne l'ai plus revue. Je me trouvais encore au bureau quand le docteur Van- denbusche m'a appelé.

—  Vers 1 heure du mat ?

—     Ne travaillez-vous pas vous-même en ce moment ? Je me couche à des heures impossibles depuis plus d'une semaine. Je suis directeur d'Esteria, une entreprise lilloise qui fabrique des systèmes informatiques de suivi de bagages, basés sur l'étiquette radio RFID. Nous bossons sur un important appel d'offres pour Air France. Un marché de plusieurs millions d'euros.

Canon, jeune, intelligent. Le Meet4Love idéal. Pourtant, Lucie resta distante.

—     Et vous n'avez rien remarqué de particulier ces derniers jours ? Des faits inhabituels dans l'environnement de votre sœur ?

—  Pas vraiment, non.

Il réfléchit un instant.

—     Sauf évidemment ce soir. Après le coup de fil du docteur Vandenbusche, je suis repassé à la maison lui prendre des vêtements de rechange. Et là, la porte n'était pas fermée à clé et j'ai trouvé son N-Tech à côté de son ordinateur... Or, elle ne s'en sépare jamais et ferme toujours à clé avant d'aller courir.

—   Peut-être a-t-elle tout simplement oublié ? Ça me paraîtrait assez logique, pour une amnésique. Après tout, ça arrive à tout le monde d'oublier son téléphone portable ou de fermer une porte. Alors elle...

Frédéric riposta du tac au tac :

—  Avez-vous déjà oublié de vous habiller avant de sortir ?