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—  Euh... Non, pas vraiment. Et heureusement, d'ailleurs.

—  Manon a été conditionnée pour ne jamais oublier son appareil. Des gestes, répétés des centaines de fois pour atteindre sa mémoire profonde. Une habitude relevant du réflexe, comme celui de s'habiller.

—  Le conditionnement permet d'apprendre aux amnésiques à utiliser les N-Tech, intervint Vandenbusche en s'approchant. Ils ne peuvent plus se souvenir, mais peuvent apprendre et progresser car la mémoire sollicitée, la mémoire procédurale, n'est pas la même.

Lucie se sentait de nouveau dépassée. Ces histoires de mémoire commençaient à lui prendre sérieusement la tête. Elle demanda, dubitative :

—  Et donc, puisqu'elle n'avait pas cet appareil sur elle, je devrais en déduire qu'elle a été enlevée à son domicile, en plein jour ?

—  Avec le docteur, c'est ce à quoi nous avons pensé. Ma sœur et moi n'habitons pas réellement un immeuble, mais une maison hispano-flamande divisée en quatre appartements, qui m'appartiennent. Seuls Manon et moi y vivons. La demeure se situe impasse du Vacher, dans le Vieux-Lille. Un couloir étranglé avec des murs de brique très hauts, un endroit absolument pas fréquenté, même en journée. Deux de mes appartements sont en travaux

depuis plusieurs mois. D'ordinaire des ouvriers y bossent, mais là, ils sont en congé.

Lucie jeta un œil sur sa montre. Déjà 2 h 45. Plus qu'une heure et quart avant la fin de l'ultimatum. Et toujours au point zéro...

—          Nous rediscuterons de ces histoires plus tard. Et aussi des scarifications.

Frédéric fixa méchamment Vandenbusche avant de lancer :

—   Alors vous aussi, vous êtes au courant !

—          Oui. Mais pour le moment, il devient urgent, très urgent, que je parle à votre sœur.

Frédéric l'entraîna un peu plus loin dans le couloir.

—          Inutile de l'interroger, vous ne feriez que retourner le couteau dans la plaie. Elle ne se souviendra de rien.

—          Je sais, le docteur Vandenbusche m'a expliqué. Mais le ravisseur a laissé une énigme dans la cabane. Un truc incompréhensible. Et je pense que votre sœur pourrait nous aider à piger.

Frédéric ôta sa cravate de soie noire d'un mouvement résolu.

—   Quelle énigme ?

—           Écoutez, pour l'instant, ça relève de l'enquête. Et je n'ai pas le temps !

—   Il s'agit de ma sœur tout de même !

—          Le message abandonné parle d'une clé, qui pourrait être Manon en personne. J'aimerais en discuter avec elle, si c'est pas trop vous demander.

—   Puis-je refuser ?

—   Pas vraiment, non.

Sa mine prit l'air joyeux d'un bloc de fonte.

—          Dans ce cas, je reste à côté de vous. Mais faites très attention à vos propos.

—  Vous avez parfaitement le droit d'être perturbé par ce qui est arrivé à votre sœur, mais changez de ton, s'il vous plaît. Je ne suis pas votre employée ! Et c'est moi le flic, pas vous.

Elle le laissa sur place et se dirigea vers la chambre. Il s'empressa de la rejoindre, suivi par Vandenbusche. Dès qu'elle ouvrit la porte, son regard croisa celui de la femme alitée. Elle lut dans ses yeux bleus une forme de curiosité, l'absence de l'étincelle qui témoigne que l'on a déjà vu. Assurément, l'experte en mathématiques, aux capacités prodigieuses mais aux circuits électriques grillés, voyait Lucie pour la première fois.

La flic se sentit désarçonnée. Elle aperçut le bandage autour de la main de Manon. Que lui avait raconté son frère ? Qu'elle s'était juste blessée ? Ou qu'elle avait fait un malaise ? Qu'avait-il bien pu inventer concernant les marques aux chevilles et aux poignets ? Était-il vraiment nécessaire de la plonger de nouveau dans l'horreur de ces heures noires ?

—  Cette dame est de la police, intervint Frédéric en constatant le désarroi de Lucie. C'est moi qui l'ai amenée ici. Elle aimerait te demander quelque chose.

Il se tourna vers le lieutenant.

—  Allez-y. Mais faites vite. Soyez concise, précise. Sinon, ma sœur perdra le fil.

Lucie le remercia d'un imperceptible mouvement de tête. Manon posa son N-Tech sur la table de nuit et la regarda d'un air intrigué.

—  Me demander quelque chose ? À moi ?

—  La police traîne souvent dans les hôpitaux, rétorqua Lucie en se forçant à sourire. En fait, je bosse sur une affaire qui, selon moi, a un rapport avec les mathématiques. Et, d'après votre frère, il paraît que vous êtes plutôt douée en la matière.

Le visage de Manon s'éclaira d'un rayonnement semblable à celui de l'affiche publicitaire. Comment pouvait-elle être à ce point indifférente à l'épreuve qu'elle venait de traverser ? Lucie se mit à considérer Manon autrement : une femme qui renaissait à chaque minute. Un souffle éphémère.

—   Plutôt oui... répondit Manon.

Elle désigna les rangers crottées.

—   Policier de terrain ?

—   Si on veut.

—   Sur quoi travaillez-vous ?

Lucie échangea un regard avec Frédéric et Vandenbusche. Elle hésita, puis se lança :

—  Un acte de délinquance. Des jeunes, probablement.

—          Une affaire concernant de jeunes délinquants qui aurait un point commun avec les mathématiques ? Je suis curieuse de connaître lequel. Je vous écoute.

—  Ça s'est passé à Raismes, du côté de Valenciennes.

—          Je connais Raismes, merci. Amnésique, mais pas ignare.

Lucie resta un instant interdite. Parler de son handicap avec un tel détachement...

—          Très bien. Nous avons découvert dans un abri de chasseurs un message inscrit sur un mur. Ça disait, écoutez bien : « Ramène la clé. Retourne fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00. »

Manon et Frédéric se raidirent simultanément.

—          Qui a écrit cela ? demanda Manon en se relevant brusquement sur son lit.

Elle se mit à parler de nouveau très rapidement.

—   Qui ? Dites-moi qui ? Dites-moi !

—          Je l'ignore, répliqua Lucie. Qu'est-ce que ça signifie, selon vous ?

—         Tout ce remue-ménage a un rapport avec moi ! Vous n'êtes pas ici par hasard, comme vous le prétendez !

—  À vous de me le dire.

Manon restait sur la défensive. Son frère s'approcha d'elle et lui prit doucement le bras.

—  Ne te sens pas obligée de répondre.

Manon se défit de son étreinte dans un geste de méfiance spontanée.

—         Pourquoi ? Pourquoi ne répondrais-je pas ? Il n'y a rien d'extraordinaire ! Absolument rien !

Elle se tourna vers Lucie.

—         Je ne comprends pas votre énigme, et je ne vois aucune relation avec les mathématiques. Mais...

—  Mais ?

—         Mais c'est ce « Retourne fâcher les Autres » qui m'a interpellée. N'est-ce pas, Frédéric ? Toi aussi, tu te souviens ?

Il acquiesça et précisa :

—         Il s'agit d'une expression que nous utilisions adolescents, avec des amis et certains de nos cousins. « On va retourner fâcher les Autres. » Les Autres étaient... les esprits.

—  Les esprits ?

—          Oui, les esprits, reprit Manon. Ceux de la maison hantée de Hem. Une vieille bâtisse où les morts se seraient mystérieusement succédé. On se rendait là-bas de temps en temps, à la nuit tombée. Pour l'adrénaline. Hem, la maison de Hem...

Elle s'interrompit. Frédéric allait et venait comme un lion en cage. À son regard autoritaire, on devinait le meneur d'hommes. Lucie tenta de faire abstraction de sa présence pour concentrer toute son attention sur Manon, qui dit finalement :

—          Il s'agissait de notre expression. Comment a-t-on pu la retrouver ? C'est impossible ! Il y a tellement longtemps !