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Elle considéra Lucie, des larmes troublaient le bleu de ses iris.

—   Mademoi...

—  Pas mademoiselle... Lucie, je m'appelle Lucie Henebelle.

—  Lucie, vous rendez-vous compte que je suis obligée de sélectionner ce que je veux retenir ? Des événements, des faits de tous les jours auxquels vous ne songez même pas, qui, à vous, ne demandent aucun effort ? Apprendre quelle est l'année en cours, qu'un tsunami a tué des centaines de milliers de personnes, qu'il y a la guerre au Proche-Orient ou qu'aujourd'hui il existe des graveurs de DVD. Répéter, sans cesse répéter pour ne pas oublier, pour ne pas paraître idiote ou inculte. J'ai même dû apprendre la cause de ma perte de mémoire ! Ce qu'il m'est arrivé ! Si je ne note pas, si je ne répète pas chaque chose cent fois, alors tout disparaît...

Malgré la tristesse de ses propos, elle parvint à esquisser un sourire et demanda :

—  Je vous l'ai déjà dit, n'est-ce pas ?

—   Non, non, rassurez-vous, c'est la première fois.

—  Mais certainement pas la dernière. Si vous voyez que je joue au 33 tours rayé, n'hésitez pas à m'inter- rompre. Il n'y a rien de pire pour moi que de... Enfin, vous voyez ?

—  Je vois, et je n'hésiterai pas à vous le dire. Vous pouvez me faire confiance. D'ordinaire, je suis assez directe.

—  Dites, puis-je avoir vos coordonnées, et votre numéro de téléphone ? Enfin, si je ne les possède pas déjà...

Lucie tendit une carte que Manon rangea précieusement dans la pochette de son N-Tech. Elles gardèrent ensuite le silence, chacune perdue dans ses pensées, jusqu'à arriver à destination. Le véhicule s'enfonça dans une rue sans habitations, privée d'éclairage. Au fond, une masse sombre et immobile. La maison hantée de Hem. Monstre de briques aux perspectives en pointes acérées. 3 h 45.

Moteur coupé. Torche au poing. Lucie regretta de n'avoir pas pris son Sig Sauer. Dire qu'il s'agissait à l'origine d'un simple constat, à cinquante mètres de chez elle ! Quel don pour s'embarquer dans les galères ! Les mauvaises bagarres, les interventions casse- gueule, c'était toujours pour sa poire !

Elle savait qu'elle aurait dû solliciter une patrouille en renfort. Règle numéro un : toujours intervenir à deux. Mais elle avait décidé d'y aller seule. Pas le temps...

—  Prête à affronter une nouvelle fois l'orage? demanda Lucie en vérifiant le bon fonctionnement de sa lampe.

—  On l'a déjà fait ensemble ? répondit Manon en détachant les yeux de son organiseur.

—  Ensemble, pas vraiment, non, plutôt chacune de notre côté. Vous connaissez un moyen d'entrer ?

Manon pointa son doigt devant elle.

—  Quand nous étions jeunes, nous passions par- derrière, puis nous grimpions sur le toit du patio. À l'époque, les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée étaient murées. Elles doivent toujours l'être, je suppose.

Lucie perçut une étincelle dans les yeux de la jeune femme.

—  Cela me fait drôle de revenir ici, confia Manon. Tant de souvenirs... Vous devez trouver curieux que je me remémore ces détails de jeunesse, mais pas ce que j'ai fait voilà trois minutes, non ?

—  En fait, non, le docteur Vandenbusche a tenté de m'expliquer... Les différents types de mémoire... Je crois que j'ai à peu près compris.

Lucie attrapa la poignée de la portière.

—  OK ! Attendez deux minutes dans la voiture, je sors d'abord vérifier.

—  Deux minutes, c'est trop pour moi ! Je vous accompagne.

—   Vous êtes têtue !... Bon, prenez mon K-way ! Et restez en retrait ! Je risque ma place s'il vous arrive quelque chose.

Manon fourra son N-Tech dans sa housse hermétique, puis la housse dans la poche intérieure de son blouson, avant d'enfiler le K-way. Lucie boutonna son caban jusqu'au cou.

—   Allez, on fonce.

—  Attendez ! Vous ne prenez pas des gants en latex, des masques, des charlottes ? Nous allons peut-être pénétrer sur le lieu d'un crime ! On ne doit pas le contaminer ! Cheveux, poils, empreintes digitales !

—  Vous feriez un bon flic. Vous semblez vous y connaître.

—  Après la mort de ma sœur, je me suis sérieusement penchée sur la question.

—   Ne vous inquiétez pas. Ici, nous n'aurons pas besoin de gants ni de blouse stérile. Enfin, je l'espère. Allez ! Go !

Dès qu'elles eurent claqué les portières, le vent et la pluie les agressèrent. Elles avancèrent, recroquevillées, jusqu'à atteindre un mur dévoré par le lichen à l'arrière de la propriété. Elles l'escaladèrent péniblement et atterrirent dans le jardin, poche de boue infecte. Lucie leva la tête en direction de la maison. Sous les trombes d'eau, sa lampe éclaira les sapins, le porche, les murs infiniment hauts.

Quand elles remontèrent en direction du patio, elles ne prêtèrent pas attention à l'ombre immobile qui les observait depuis l'étage, par une fenêtre aux vitres brisées.

Sans un bruit, la silhouette se retira dans la maison.

3 h 50.

Les deux jeunes femmes longèrent la façade en courant. À présent leurs respirations s'entremêlaient, comme si elles ne formaient plus qu'un seul et même organisme. L'une se mit à pousser, puis l'autre à tirer, tandis qu'elles s'entraidaient pour grimper. Grimaçante - fichu mollet -, Lucie s'arma d'une grosse branche qui traînait sur la toiture et pénétra à l'intérieur la première, sur ses gardes. Voilà quelques heures, elle était tranquillement allongée dans son canapé, ses filles à ses côtés, et maintenant...

Une fois à l'abri, elle reprit son souffle. Elle était ruisselante, sa gorge sifflait. Elle se retourna légèrement vers Manon.

—  Ça va ? chuchota-t-elle en frictionnant sa jambe douloureuse.

—  Non, ça ne va pas ! Qui êtes-vous ? Pourquoi sommes-nous ici ? répondit Manon d'un air effrayé avant de s'enfuir dans un coin pour allumer son N-Tech.

Fonction « Derniers événements saisis ». L'enlèvement. .. Les urgences... Lucie Henebelle... L'énigme...

Elle resta prostrée et se mit à répéter :

—  Le Professeur... Le Professeur... Non, impossible...

Lucie accourut, sa carte de police devant elle.

—   Manon, écoutez... Ne cherchez pas à comprendre ce que nous faisons ici, ni ce qu'il vous est arrivé. Je vous l'ai déjà expliqué plusieurs fois. Faites-moi juste confiance, d'accord ?

—  Je... Je ne vous fais pas confiance, mademoiselle Henebelle. Vous avez beau être policier, je ne vous connais pas.

Elle se leva brusquement, s'empara de la torche et se mit à observer la pièce.

—   Qu'est-ce que vous faites ? demanda le lieutenant.

—  Je n'en sais rien. Il est écrit dans mon N-Tech que le Professeur nous a amenées ici. Qu'il y avait un message là où il m'a retenue ! Alors il doit forcément y avoir un autre message quelque part, des indices, un moyen de nous mettre sur la voie.

Elle considéra son poignet, constata qu'elle n'avait pas sa montre et se rabattit sur son organiseur.

—   3 h 58. Le message parlait bien de 4 heures ? Je ne me trompe pas ? Je n'ai rien manqué ? Dites-moi ?

—  Non... L'ultimatum est presque arrivé à son terme, et apparemment, toujours pas de victime...

Sans savoir où elle allait, ni pourquoi, Manon traversa la chambre et s'engouffra dans le couloir de l'étage. Lucie se précipita à sa suite. Soudain, elles entendirent le plancher craquer derrière elles.

Lucie n'eut pas le temps de se retourner. Un bras robuste lui enserra la gorge. Ses pieds décollèrent du sol.

—   Elle veut jouer, la salope ?

Elle se retrouva propulsée contre le mur, son front percuta le béton. Elle s'effondra, inerte, glissant lentement contre la paroi.

Avec un petit cri, Manon lâcha la lampe. Bruit sourd du métal qui roule. Elle se mit à reculer, les muscles tétanisés.