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Elle leva la tête, dévorant des yeux les serpentins rouges.

—  71 est l'une des curiosités mathématiques qui suscitent le plus d'interrogations dans les congrégations scientifiques, poursuivit-elle. Depuis des siècles, les plus illustres savants tentent d'en percer les mystères. Archimède, Descartes, Newton et bien d'autres. Mais croyez-moi, ce nombre est aujourd'hui, enfin, était il y a trois ans, encore bien loin d'avoir révélé tous ses secrets.

La tache de lumière continuait à balayer l'espace. Des neuf, des huit, des trois. Soupe incompréhensible et indigeste.

—  Je n'imprime toujours pas, confia Lucie. Aidez- moi Manon, je vous en prie...

—  Vous savez que n est un nombre sans fin, un nombre réel qui présente une infinité de décimales, et qu'il n'y aurait pas assez de tout l'univers pour l'écrire ?

—  Je crois me rappeler de ça... Un nombre infini. 3,14 et des poussières... qui permet de calculer la circonférence d'un cercle.

Manon acquiesça.

—  Vous avez de bons restes. En 2004, on connaissait déjà plus de mille milliards de ses premières déci- males, et je suppose qu'aujourd'hui, avec l'évolution des ordinateurs, cette valeur a considérablement augmenté. Pourquoi s'acharner à chercher ces chiffres insignifiants, me direz-vous ?

—  Manon, si vous pouviez...

—  En fait, le nombre n est utilisé pour étalonner la rapidité des gros calculateurs, ou la précision de certains logiciels. Et puis, il s'agit avant tout d'un défi pour les communautés scientifiques. Un peu comme l'Everest pour les alpinistes.

Manon s'approcha d'un des murs, ses doigts effleurèrent les traces de peinture.

—  Je suis persuadée que cette farandole de chiffres représente des décimales successives de n. Non pas les premières, je les connais par cœur, mais celles prises à une position particulière dans n. Peut-être à la millième, à la cent millième ou à la millionième place.

—  Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Le vent s'engouffrait par les fenêtres brisées à l'étage. La bâtisse gémissait de part en part. Manon semblait réellement bouillir au cœur de cet univers étrange. Lucie se demanda s'il lui arrivait, à certains moments, de se sentir « normale », d'oublier son amnésie.

—  Pourquoi ? L'énigme, Lucie, l'énigme ! « Trouve dans les allumettes ce que nous sommes. » Trouve dans 71 ce que nous sommes ! Trouve dans ces décimales ce que nous sommes ! Et que sommes-nous, Lucie, sinon un numéro ? Un numéro qui nous identifie, dès la naissance ! Un numéro qui fait de nous des êtres classés, rangés dans des programmes informatiques !

Lucie écoutait en regardant autour d'elle. Cette interminable chenille de symboles l'impressionnait.

Combien de temps avait-il fallu pour la tracer ? Plusieurs heures ? Une journée ?

—   Un numéro de sécurité sociale ? proposa-t-elle.

Manon ressentit l'excitation du scientifique qui, sur

une simple intuition, résout un problème difficile.

—  Oui ! Oui, exactement ! Un numéro de sécurité sociale ! n est chaotique, rien ne permet de deviner la décimale suivante en observant ce qui est déjà sorti. Et... je pense qu'aujourd'hui, on a réussi à démontrer que c'est aussi un nombre univers, c'est-à-dire qu'en fouillant suffisamment loin, on peut dégoter n'importe quelle combinaison dans ses décimales. Des dates de naissance, des numéros de série, des plaques d'immatriculation ou des numéros de sécurité sociale. Tous les codes génétiques des êtres de la planète, la numérisation du Requiem de Mozart, tout ce qui est identifiable par une suite de chiffres est recensé dans ce nombre incroyable. Il contient tous les secrets de notre monde ! Les chances de détecter une séquence choisie de treize chiffres consécutifs sont très faibles, peut-être une sur un million, mais elles existent.

—  Voilà donc ce que nous cherchons, dit Lucie comme pour elle-même. Une identité... L'identité de quelqu'un que le Professeur a dû éliminer il y a quelques minutes...

—  Le Professeur ? Pourquoi vous...

—  Laissez tomber, Manon. Je vous réexpliquerai tout plus tard. Concentrez-vous sur ces chiffres. Ces chiffres uniquement. Ça urge. Nous cherchons donc un numéro de sécurité sociale !

—   Précisément. Treize chiffres.

En s'avançant, la jeune mathématicienne fixa le message sur le sol.

—  « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage. » Qu'est-ce que cela signifie ?

—  Laissez tomber ! Le numéro de sécu. Seul le numéro de sécu compte pour l'instant !

Manon repéra rapidement le début de la séquence, en haut à gauche, et la fit défiler en déplaçant la torche vers la droite.

—  OK ! reprit Lucie. Celui qui a fait ça a dû frapper dans le Nord, peut-être dans le Pas-de-Calais ou la Somme ! Manon, on cherche quelque chose qui contient les numéros de département 59, 62, ou 80 !

—  Oui, oui, je vois ! Les quatre chiffres précédents doivent représenter l'année et le mois de naissance, et celui encore avant sera 1 ou 2. 1 pour les hommes, 2 pour les femmes...

Plus un mot. Le regard happé par le halo lumineux, Lucie ne parvenait plus à refouler ces émotions étranges qui montaient en elle, cette excitation, cette forme de jouissance interdite qu'elle ressentait devant l'impensable. N'y avait-il que l'horreur, la promesse du pire pour la stimuler ? Elle considéra Manon, elle aussi hypnotisée par la suite des décimales. Étaient- elles si différentes ? Pour quelle raison mystérieuse évoluaient-elles là, à deux, dans la tourmente des éléments en furie ? Quel terrible hasard avait poussé Manon au pied de sa résidence, voilà quelques heures ?

Manon avalait littéralement les signes, rejetant en un coup d'œil les mauvaises combinaisons. Et, alors que le faisceau continuait sa course, que les secondes filaient, inexorablement, elle s'écria soudain :

—  Je l'ai ! Je l'ai !

La jeune femme se précipita vers le mur de gauche et s'agenouilla.

—          2280162718069! Une femme! Soixante-dix- neuf ans ! Dans le Pas-de-Calais !

Lucie déplia le capot de son portable. L'indicateur de batterie clignotait.

—   Merde... J'espère qu'il va tenir !

La permanence. Malouda.

—          Malouda ? Henebelle ! J'ai un numéro de sécu ! File-moi l'identité, l'adresse ! T'as dix secondes !

Manon rentrait les nouvelles informations dans son N-Tech, dont la jauge d'autonomie était, elle aussi, assez basse. Elle tira plusieurs clichés de très médiocre qualité, en raison de l'absence de luminosité.

Deuxième bip du téléphone portable. La batterie allait lâcher.

—   Magne-toi, bon sang !

Malouda répondit sur-le-champ :

—   Vous allez halluciner !

—   Accouche ! Ma batterie rend l'âme !

—   Il s'agit de Renée Dubreuil ! Chemin du lac !

Un tilt.

—          La Dubreuil qui s'était pris perpétuité, et qui a été relâchée après trente ans de taule ?

—   En pers...

4 h 32. Rupture du contact.

Elle remit son téléphone dans sa poche en râlant et entraîna Manon par le bras.

—          Attendez ! s'écria Manon. Vous avez parlé de Dubreuil ! Le diable du lac ? Cette ignoble bonne femme qui a torturé ses trois gamines avant que son mari les tue et s'explose la cervelle ?

—          Oui, c'est son numéro de sécu que nous avons trouvé dans ce... chaos.

Manon resta interdite.

—          Dubreuil ? Mais déjà enfants, nous connaissions cette histoire, je me rendais souvent au lac de Roeux le week-end et...

—   Allons-y Manon ! S'il vous plaît !